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20 octobre 2012 6 20 /10 /octobre /2012 17:35
Un adversaire
du désordre établi
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Roland Hureaux est une personnalité que nos lecteurs connaissent bien. Gaulliste, souverainiste, ancien collaborateur de Philippe Séguin, ses thèses sur l’Europe, sur le rôle de la France dans le monde, sur la préservation du modèle social français trouvent ici beaucoup d’écho. Son parcours au sein du corps préfectoral, son passage à la Cour des Comptes, son expérience d’élu local, en font un bon connaisseur de la sphère publique et des réalités du territoire français. Il dresse dans son dernier livre, La Grande démolition [1], un réquisitoire sans appel contre les réformes brouillonnes menées pendant les deux dernières décennies et qui ont considérablement affaibli notre pays.
L’ouvrage s’ouvre sur un premier constat : la souffrance du peuple français. Une souffrance qui n’a que peu de choses à voir avec les difficultés sociales que la plupart de nos voisins rencontrent aujourd'hui. Une souffrance spécifique, sourde, un malaise profond que révèlent toutes les enquêtes d'opinion et dont pourtant les médias se gardent bien de parler: malaise du fonctionnaire dégouté de ce qu’est devenu l’administration, du professeur révulsé par le niveau des connaissances des élèves, des policiers consternés par la montée de la violence et de l'incivisme, et de bien d’autres encore : agriculteurs, petits patrons, agents des services publics…
On a beaucoup parlé du décalage croissant entre les élites et le peuple. Au point d’en faire un slogan et de perdre de vue ce que ressent l’opinion publique. En réalité, une grande partie de ce qu’on appelle improprement l'élite partage ce malaise. Les cadres du privé comme ceux de la fonction publique sont confrontés aux mêmes situations et ils posent souvent les mêmes diagnostics. Pour eux comme pour le reste du peuple français, c’est véritablement la classe dirigeante de ce pays qui est en cause, nos dirigeants politiques au premier chef que le pouvoir enferme dans leurs certitudes mais aussi tous   les faiseurs d’opinion, communicants, conseillers, chroniqueurs, intellocrates… Toutes ces «figures de l’oligarchie mondaines qui conseillent la droite et la gauche » sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont irresponsables.
Cette profonde déprime des Français se double du fait que les gens ne comprennent plus ce qu’il leur arrive. Ils éprouvent, face au tourbillon de réformes et de communication dont on les accable, le même sentiment d’absurdité que ressentaient les citoyens soviétiques devant le « désordre établi », les mensonges, le gaspillage des ressources d’un système qui ne fonctionnait plus que dans l’irrationnel. Quelques voix commencent à s’élever pour dénoncer cet état de chose. Mais leurs constats n’appréhendent qu’une partie de la réalité et ils ont tendance à minimiser la gravité de la situation. Ce qui est en cause, pour Roland Hureaux, est infiniment sérieux. C’est l’Etat, « celui de Philippe le Bel, de Richelieu, de Napoléon et de Clémenceau », qui tourne à l’envers, ce qui ne l’empêche pas de grossir et de faire de la mauvaise graisse. Et c’est l’ensemble des repères qui ont longtemps structurés notre vie publique ou privée (corps constitués, école, famille, urbanité…) que l’on modifie inutilement et comme à plaisir.
 Loin d’adapter le pays à la mondialisation, comme on le prétend, les réformes menées depuis vingt ans nous privent de nos meilleurs atouts. Si certaines d’entre elles ne sont que des trompe-l’œil destinées à brouiller les cartes, d’autres ont des effets violemment destructeurs. Et tout particulièrement celles qui touchent à l’Etat, à l’organisation locale et à l’éducation. La réforme de l’Etat, poursuivie et aggravée par la RGPP de l’ère Sarkozy, a restructuré sans discernement des administrations entières, au nom de  logiques purement comptables. La décentralisation, menée sans méthode et sans vision d’ensemble, débouche sur ce « mille-feuilles » des compétences auquel le citoyen ne comprend plus rien. Quand à l’éducation nationale, ballottée de réforme en réforme, livrée, selon les époques, aux ayatollahs de la pédagogie ou aux chantres de l’ouverture à la société, ses résultats sont médiocres et ses enseignants largement démotivés.   
Les lignes directrices qui inspirent ces réformes sont partout les mêmes : le transfert, sans raison valable, des méthodes du privé au public, l’imitation, sans aucun esprit critique, des modèles étrangers, et surtout le refus de la complexité, et in fine la réduction de toutes les activités à des indicateurs chiffrés, selon une logique absurde qui ressemble de plus en plus à celle du Gosplan. Contrairement à ce qui est souvent dit, l’esprit technocratique n’est pas le principal responsable de ces dérives. Derrière la mauvaise inspiration de tant de réformes, il y a un mode de pensée idéologique très répandue dans nos élites : un esprit de simplification et de système, s’appuyant sur des conceptions erronées de l’organisation, de la pédagogie et du savoir, qui produit, comme toutes les idéologies, des résultats contraires aux buts poursuivis et dans tous les cas un gigantesque gâchis de talents et d’argent public.
Là où la pensée dominante stigmatise notre incapacité à nous réformer et préconise toujours plus de réforme, Roland Hureaux finit par conclure que la véritable origine de nos maux, ce sont ces centaines de réformes mal conçues et mal inspirées qui mènent le pays tout droit à la paralysie. D’un point de vue philosophique, nos réformateurs actuels relèvent des mêmes critiques que celles de Karl Marx vis à vis du capitalisme ou celles de Guy Debord vis-à-vis de la société du spectacle : des systèmes qui ne survivent que par la destruction répétitive du passé, la désorganisation du corps social et le sabordage des élites.
Que faire pour en sortir ? Faut-il en revenir, comme le propose l’auteur, au conservatisme libéral du second XIXe siècle : peu de réformes, concentrées sur les questions essentielles, et après évaluation précise de leurs effets ? La conclusion est un peu courte et tranche, par son côté schématique, avec l’intelligence et la finesse d’analyse qui parcourent l’ensemble de cet essai. Roland Hureaux frappe souvent juste lorsqu’il dénonce l’activisme stérile, le psittacisme, l’ignorance des réalités, la nullité intellectuelle et l’hystérie communicante de notre classe dirigeante. Mais son plaidoyer final pour un retour à l’état ex ante convainc beaucoup moins. Sa défense et illustration de l’Etat jacobin, ses extrêmes réserves sur la décentralisation, son attachement inflexible à l’échelon communal sont d’un autre temps. Les nostalgies du préfet finissent par l’emporter sur les clartés de l’analyste et les lucidités du politique.
« Il est tout à fait naturel qu’on ressente la nostalgie de ce qu’était l’Empire, tout comme on peut regretter, disait le Général de Gaulle, la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile et le temps des équipages. Mais quoi, il n’y a pas de politique en dehors des réalités !… » [2]. Remettre la France en mouvement, la sortir de l’ornière des idéologies et des intérêts particuliers, lui fournir les moyens d’agir dans le temps qui est le sien, voilà la leçon première des Richelieu, des Colbert, des Choiseul et des Philippe le Bel. L’heure des préfets, des monopoles, des conglomérats, des plans quinquennaux, des grands paquebots étatiques est derrière nous. Comme le disait également de Gaulle : « L'effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire à la France pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s'impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de sa puissance économique de demain.» [3] C’est en faisant à nouveau bouger le pays, via ses régions, via ses villes, ses entreprises locales, ses syndicats, ses citoyens, qu’on sortira de la torpeur actuelle. L’heure n’est plus à la nostalgie, cher Roland Hureaux, elle est à la construction, au programme, aux propositions; elle sera peut-être demain à la révolution !
Paul Gilbert.


[1]. Roland Hureaux, La Grande Démolition. La France cassée par les réformes (Buchet Chastel, 2012).

[2]. Général de Gaulle, Discours sur l’Algérie, 14 juin 1960.

[3]. Général de Gaulle, Discours sur la réforme régionale, Lyon, 24 mars 1968.

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