Le retour du
Major Thompson |
On ne félicite jamais assez les éditeurs qui font œuvre utile. C’est le cas de Bernard de Fallois qui a eu la belle idée de rééditer une douzaine de titres de Pierre Daninos [1], parmi lesquels les fameux Carnets du major Thompson. Voilà une livraison propre à égayer nos longues soirées d’hiver et qui va nous permettre de retrouver, le sourire aux lèvres, le charme tranquille des années cinquante et soixante. Ah ! Le Major ! Sa disparition en 2005, en même temps que celle de son père spirituel, a créé bien des équivoques. Elle a pu laisser penser à certains que nous avions changé d’ère géologique. On nous annonçait un monde où les Anglais ne seraient plus anglais, les Français moins français que nature et les Allemands presque civilisés. On nous parlait d’une Europe sans frontière et sans différences, où les vestes de tweed, les rosettes de la légion d’honneur, les culottes de peau et autres signes distinctifs ne seraient plus que de lointains souvenirs. Tout devait se dissoudre dans la mélasse mondialisée et dans le waterzoi bruxellois. Et puis finalement non, rien ne s’est passé comme on nous le prédisait. L’Angleterre, malgré le Tunnel sous la Manche, continue de rouler à gauche. La livre sterling est plus solide que jamais et la reine Elisabeth, toujours fidèle au poste, vient de recevoir, à l’occasion de son jubilé, l’hommage de millions de braves gens du Royaume-Uni et du Commonwealth. L’Allemagne est toujours en guerre avec le reste de l’Europe et une nouvelle walkyrie, blonde et grassouillette, veille sur la destinée de nos voisins d’outre-rhin. Quant à la France, selon un scénario rodé depuis plus de deux cent ans, elle vient de troquer une équipe de républicains médiocres contre une autre équipe de républicains, tout aussi médiocres, ce qui ne l’empêchera pas de vivre. L’ordre des choses étant respecté, il était naturel que le Major Thompson envisage un jour ou l’autre de faire son retour parmi nous. Nous l’attendions. Le voici.
Les moustaches, le melon, la pipe, la silhouette sportive de l’honorable William Marmaduke Thompson nous sont devenus si familiers qu’on en oublierait presque comment il est entré dans notre univers. Comme les meilleurs choses, il est le fruit du hasard et de la nécessité. Nous sommes en 1954 et Pierre Brisson, alors directeur du Figaro, doit faire face à une offensive de son concurrent l’Aurore qui annonce une grande série d’articles signés Jules Romains [2]. Il faut trouver rapidement la réplique. Brisson imagine une chronique de bonne tenue littéraire, mais qui accroche, passionne et amuse le lecteur. Il fait appel à Daninos, un esprit vif et plein d’humour. Le thème est assez vite trouvé : une satire amusante des mœurs françaises. Daninos ne prend pas de grands risques car il sait que l’autodérision est un de nos sports préférés. Là où il se montre un peu plus aventureux c’est en confiant à un Anglais, personnage inventé de toute pièce, le soin de nous faire la morale. Le Major Thompson est né. Daninos se fait passer pour son traducteur, ce qui lui permet d’intervenir dans les débats par des notes de bas de page, où il se moque à son tour des usages de nos amis d’outre-manche. De ce dialogue du Major et de son traducteur nait une œuvre savoureuse où les deux nations se renvoient la balle, se disputent joyeusement, s’attendrissent mutuellement sur leur passé glorieux ou sur leurs petits travers. Comme les Français sont persuadés que le reste de l’univers a les yeux rivés sur eux, et que les Anglais pensent à peu près la même chose sur leur propre compte, on ne s’étonnera pas que les Carnets du major Thompson aient fait le tour du monde. Traduits dans vingt-huit pays, commentés dans les meilleurs universités, voilà un beau succès pour ce qui ne devait être qu’un simple coup de presse.
Nous laisserons nos lecteurs se plonger avec délice dans la myriade d’anecdotes, de dialogues, de choses vues qui émaillent ces Carnets. Tout ce qui distingue les Français du reste du monde y passe ou presque : notre méfiance de paysan lorsqu’il s’agit d’argent, notre crédulité toute démocratique lorsqu’il est question de politique, notre goût pour la bureaucratie, les étiquettes et les subdivisions, notre inhospitalité légendaire, notre aversion pour les langues ou les coutumes des autres, notre cuisine magnifique, notre parfaite mauvaise foi au volant, face aux étrangers et dans les mille moments de la vie quotidienne… En contrepoint, l’Angleterre du Major parait plus sérieuse, plus terre à terre, moins rouspéteuse et un peu plus ennuyeuse. Des comparaisons entre les deux peuples, on savourera tout particulièrement les passages concernant l’histoire, l’éducation et les institutions.
En histoire, le Major fait montre d’un parti-pris scandaleux : l’épopée napoléonienne se résume évidemment à Waterloo, Trafalgar et au Bellérophon en route vers Sainte Hélène ; Wellington et Nelson, héros largement surfaits, y tiennent toute la place ; à peine quelques mots d’excuse pour le supplice de Jeanne d’Arc que l’hypocrisie anglaise continue à mettre sur le dos de ses juges français ; quant à la guerre de Cent ans, les chevaliers français, empêtrés dans leurs cuirasses, y ont évidemment le mauvais rôle face à la (déjà) fameuse « flexibilité » anglaise. Est-ce parce qu’un scrupule finit par l’étouffer que le Major se laisse aller, pour quelques instants seulement, à un moment de tendresse franco-britannique ? « Surtout en hiver, à la tombée du jour, il m’arrive encore de penser à la guerre de Cent ans et à ces noms – Crécy, Poitiers, Azincourt – qui dans un collège du Dorset résonnent comme des cris de triomphe tandis qu’à vingt lieues de là, dans un lycée normand, ils sonnent le glas de la chevalerie française. Alors, tandis que tombe le crépuscule et que cinquante fiers petits écoliers anglais sentent couler dans leurs veines le sang du Prince Noir, la tristesse emplit le cœur de cinquante fiers petits Français qui voient Jean le Bon (mais imprudent) emmené en captivité en Angleterre. »
Touchante sollicitude ! Et qui devrait nous valoir logiquement les mêmes prévenances lorsque ces mêmes cinquante fiers petits Français font résonner comme des cris de triomphe les noms de Hastings, de Bouvines, de Patay, d’Orléans, de Formigny, de Castillon, de Fleurus, de Yorktown et de quelques autres lieux et qu’ils sentent couler dans leurs veines le sang de Jean d’Aulon, du maréchal de Luxembourg ou de l’amiral de Grave ! Mais de tout cela, curieusement, le Major ne souffle pas un mot !
L’éducation, cette marque de civilisation qui unit, partout dans le monde, les esprits et les cœurs est elle aussi une source de conflits entre Français et Anglais. Le Major en fait l’expérience à ses dépens : marié à une française, il ressent dans sa chair le drame d’une progéniture binationale, ballottée chaotiquement entre la rude discipline des collèges anglais et la vie libérale et paresseuse des institutions françaises. Après des années de conflit, le couple Thompson finit par résoudre l’affaire de la façon la plus simple qui soit : ils mettent leurs charmantes têtes blondes en Suisse, « ce merveilleux petit pays qui sait toujours tirer des guerres, intestines ou extérieures, le plus sage parti ». Rien de tel en effet que les collèges suisses pour faire de vrais européens des rejetons partagés de Molière et de Shakespeare.
Reste la politique. Voilà assurément un domaine où les Anglais ont des avantages sur nous. Des institutions populaires, bonifiées par l’Histoire et d’une stabilité à toute épreuve. Une monarchie à la hauteur de sa tâche, libérale, bon enfant, presque invisible, lorsque le pays va bien, farouche, guerrière, prévoyante et organisée, lorsque les frontières du Royaume ou de l’Empire sont menacées. En un mot, le contraire de la République française ! Comment le Français, si cartésien, peut-il accepter de vivre sous un régime qui défit tous les jours les lois de la raison et qui choisit systématiquement ses dirigeants parmi les plus bêtes ou, à défaut, parmi les plus menteurs ? Le Major, bon connaisseur de nos mœurs politiques, a sa petite idée sur le sujet. En réalité, si les Français n’aiment rien tant que la « ligne claire » en art ou en littérature, ils adorent vivre dans la contradiction en politique. « Ces conservateurs, qui, depuis deux cents ans, ne cessent de glisser vers la gauche jusqu’à y retrouver leur droite, ces républicains qui font depuis plus d’un siècle du refoulement de royauté et apprennent à leurs enfants, avec des larmes dans la voix, l’histoire des rois qui, en mille ans, firent la France – quel damné observateur oserait les définir d’un trait, si ce n’est par la contradiction ».
Notre Anglais y rajoute un autre trait de caractère politique que la plupart d’entre nous ne renieraient pas : le scepticisme, un scepticisme à toute épreuve à l’égard des hommes qui nous dirigent et des idées qui les guident. Qui n’a pas remarqué, parmi les plus républicains d’entre nous, cette ironie, ce sourire aux lèvres, lorsqu’un de nos hommes politiques termine son discours en rappelant les grands principes de 89 ? « - Vous y croyez, vous ? Pfuitt ! … Des mots ! … Toujours des mots ! » « Envahi, occupé, opprimé, brimé, traînant derrière lui le spleen de 1900 et du franc-or, le Français est un monsieur qui ne croit à rien, parce que, à son avis, il ne sert plus à rien de croire à quelque chose ». Il nous arrive bien, de temps à autre, de considérer que les bornes sont dépassées, que l’incompétence, l’imbécilité du régime ont atteint leurs limites. C’est le moment, comme le remarque le Major, où, autour de nous, un monsieur, d’ordinaire décoré, s’écrit : « Ce qu’il nous faudrait, c’est un homme à poigne, qui fasse un peu d’ordre là-dedans, un bon coup de balai ! », ce qui suffit généralement pour provoquer le mouvement inverse. « Qu’un homme à poigne se signale à l’horizon, qu’il parle de réformer les institutions parlementaires, de mettre de l’ordre, de faire régner la discipline et, pour un satisfait, voilà mille mécontents. On crie au scélérat. On stigmatise la trahison. On veut égorger la République : ils ne passeront pas » et l’on finit par en appeler aux principes de 89 dont on se gaussait à l’instant. Incorrigibles, les Français ? A croire que depuis deux siècles ils sont bien mal gouvernés !
Signalons pour terminer les suites que Daninos donna aux aventures de son Major. Les Editions de Fallois, décidemment pleines de prévenance pour leurs lecteurs, ont eu la bonne idée de les rééditer avec ces Carnets. Dans la première – Le secret du Major Thompson -, on retrouve l’excellent Marmaduke au cœur d’une Amérique qui n’a rien à nous envier en matière d’étrangetés. La seconde – Le Major tricolore – nous emmène dans la France des années de Gaulle et l’on y découvre que si notre Anglais a un petit faible pour le Général, il a peu d’indulgence pour mai 68. Quand aux Derniers Carnets du Major, publiés en 2000, ils concluent sur un ton nostalgique un siècle de chamailleries franco-anglaises, en tapant à bras raccourcis sur les ridicules de la bourgeoisie bohème qui occupent les deux rives de la Manche. C’est drôle, bien vu, réactionnaire à souhait et en même temps plein d’espoir pour l’avenir. Good heavens ! aurait dit le Major, Pourquoi voudriez vous que nous soyons tristes ? Les Anglais ne sont-ils pas définitivement anglais, les Français définitivement imprévisibles et les Allemands définitivement butors ? Et ceux qui nous prédisaient le contraire ne sont-ils pas, à cette heure, en train de cuire à petit feu dans le chaudron infernal de l’euro ? Too bad for them! Quel Trafalgar que leur Europe, old boy ! Même votre Napoléon ne se serait pas laisser embringuer dans un pareil désastre !
Eugène Charles.
[1]. Pierre Daninos, Les Carnets du Major Thompson et autre titres, préfacés par Etienne de Montety. (Editions de Fallois, avril 2012). - Pierre Daninos, Snobissimo et autre titres, préfacés par Philippe Meyer (Editions de Fallois, avril 2012).
[2]. Cette époque où la grande presse se faisait concurrence à coup d’articles de Jules Romains, d’André Malraux, d’André Gide ou de François Mauriac peut laisser rêveur, à l’heure où les piliers de notre vie médiatique s’appellent Les Inrocks, Libération, Le Figaro Magazine ou Télérama ! C’est à ces petits détails que l’on mesure combien le monde a progressé depuis un demi-siècle…