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17 novembre 2010 3 17 /11 /novembre /2010 19:42
Dioscures      
LE GUILLOU (Philippe)


Il est des auteurs pour qui chaque livre est une avancée. L’œuvre nouvelle bonifie les  précédentes, complète l’ensemble, le rend plus clair, plus solide. Philippe Le Guillou fait partie de cette belle race d’écrivains que l’on appelle classique. Son dernier livre, Le bateau Brume [1], est une superbe réussite. Pas une page qu’il puisse renier, tout s’y enchaîne admirablement, tout y est décrit avec une sûreté de plume et une sensibilité parfaite. Ce bateau Brume est d’ailleurs plus qu’une étape dans l’œuvre de Le Guillou, c’est une sorte de carrefour, de lieu géométrique où l’auteur rassemble et compose tous les thèmes qui lui sont chers : cette Bretagne solaire et troublante qui illumine ses précédents romans, le Paris des initiations et des rencontres qui servait déjà de décor à La Consolation et à Après l’Equinoxe, la figure du peintre, également présente dans Les sept noms du peintre, le mysticisme chrétien de Fleurs de tempête, la politique et ses formes sacrées, celle du commandeur de Stèles à de Gaulle, celle du roi dans Le Roi dort Autant de matériaux qu’il met au service d’une histoire, l’histoire singulière de deux jumeaux bretons, droits comme des phares, le récit de leur ascension dans la France de la fin du XXe siècle et du début de ce siècle là.

Comme l’auteur, les protagonistes du Bateau Brume sont nés dans les années 60. Gilles et Guillaume sont jumeaux, ils vivent l’un pour l’autre, inséparables. Les tourmentes familiales vont rendre leur gémellité douloureuse. Un père qui disparait brusquement et sans raison, une mère qui s’éloigne, les voilà confiés à leurs grands parents maternels, un couple de hobereaux bretons qui vit à Loscoat, dans un manoir au bord de l’Elorn. La figure du grand-père, Jean-Tanguy, député gaulliste, solide comme un roc et plein de bienveillance, dominera une enfance faite de mystères, d’équipées nocturnes et de signes de ralliements. Telle cette épave, échouée au bord de l’Elorn, qui ne porte plus que l’indication « brume », où les deux jumeaux aiment à se retrouver. Pour Jean-Tanguy, ses deux petits fils, ce sont ses phares, chacun portant sa propre lumière. Gilles, le plus studieux, se jettera dans les études supérieures, intégrera l’ENA, le Conseil d’Etat, reprendra la circonscription de son grand-père et finira ministre sous Chirac. Guillaume, plus sensible, mettra du temps à comprendre pourquoi la vie le sépare de Gilles ; c’est au prix d’années de bohème, de misère et de travail acharné qu’il finira par devenir l’un des meilleurs peintres de sa génération. Malgré leurs destins différents, ces deux êtres fonctionnent comme par signal : en pleine joie ou au plus profond du désespoir, ils se cherchent, s’appellent, s’attendent comme si la force de leur plaisir ou de leur souffrance devait brutalement les réunir et les fondre ensemble à nouveau.

Le roman laisse alternativement la place au récit de l’un et de l’autre frère, comme deux journaux intimes qui se répondent, se complètent, mettent en scène d’autres figures attachantes : François, le jeune prêtre au fin sourire, Antonin, l’ami cinéaste, la jolie Deirdre qui résume toutes les souffrances de l’Irlande,  Catherine, la mère des jumeaux, obsédée par l’idée de refaire sa vie…  C’est aussi à dessein que le roman adopte une tonalité particulière pour chacune des étapes de la vie des jumeaux. On se trouve ainsi en présence de trois récits juxtaposés. Le récit de l’enfance et de ses enchantements, où «  les jumeaux de l’Elorn », comme les appelle Jean-Tanguy, sont aux prises avec les forces primaires et les mystères du monde : l’Ankou, démon majeur qui règne sur la lande bretonne, les cryptes ensevelies le long des rivages, ces grottes blanches du Périgord, où d’anciens dieux ont laissé des traces, l’étrange collège de J., sa chapelle profanée et son cygne ensanglanté gisant dans la neige. Le récit de la jeunesse et de ses découvertes : pour Gilles, les jolies femmes, la bourgeoisie parisienne et la politique offrent une vie presque sans hasard, une circonscription sur mesure, une existence élégante et glacée sous les ors de la République; pour Guillaume, la misère, les amours de passage, les nuits d’ivresse tristes, le désespoir débouchent un jour sur le festin de la création où l’univers entier est à peindre. Le récit de l’âge mûr où le destin des frères se croisent, où le météore politique se range des voitures et se met au service du peintre, le breton des deux qui a réussi…

Le destin de nos deux phares croise aussi régulièrement celui de la France. Une France qui finit un cycle de son histoire : de Gaulle s’en va, Paris éteint ses barricades, le pays s’abandonne sans grâce à la modernité, l’histoire des hommes se confond avec celle des modes. Jusqu’à ce que la tragédie réapparaisse brusquement avec le SIDA, cette peste moderne qui interroge et qui a ému, on le sent bien, jusqu’au fond de l’âme le chrétien Philippe Le Guillou. Est-ce un hasard si le livre se termine hors de France ? S’il s’achève sur la terrasse d’un gratte-ciel de Shanghai où Guillaume et Gilles semblent succomber aux tentations de l’Asie éphémère. Gageons pourtant qu’ils ne sont pas dupes, nos bretons, et que ces vers de La Tour du Pin dans Les enfants de Septembre trottent à cet instant dans leurs têtes :

 
Ce n’est pas dans ces pauvres landes
Que les enfants de Septembre vont s’arrêter ;
Un seul qui se serait écarté de sa bande
Aurait-il, en un soir, compris l’atrocité
De ces marais déserts et privés de légende ?

 

Eugène Charles.



[1]. Philippe Le Guillou, Le bateau Brume, Gallimard, 446 pages.

   

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