Orwell et la question de la liberté
Animal Farm et 1984 (les deux romans qui ont valu à Orwell sa célébrité internationale) doivent naturellement être lus comme une défense intransigeante de la liberté individuelle et une exhortation à refuser toutes les formes de l’oppression totalitaire. C’est là leur sens premier et le plus évident. Il y a cependant, dans ce constat indiscutable, l’origine d’une partie des malentendus dont l’œuvre d’Orwell continue à être l’objet. Nous avons tendance, en effet, probablement sous l’influence plus ou moins consciente de Sartre, à nous représenter la liberté comme ce pouvoir métaphysique qu’aurait l’homme de « nier » toute situation constituée, de « transcender » le donné, en un mot, de « s’arracher » à tout ce qui est. Ce pouvoir est généralement présenté comme le fondement de la dignité de l’homme (en le séparant par exemple du monde animal) et comme la source de ses droits politiques. Dans cette optique, qui remonte en fait à Rousseau et à Kant, le combat pour la liberté a donc pour socle, plus ou moins bien explicité, l’aptitude de l’homme à se déraciner perpétuellement.
Chez Orwell, l’intuition ordinaire qui supporte son concept de liberté est d’un ordre passablement différent. Avec lui, nous n’avons plus affaire à un imaginaire de « l’arrachement », à une figure quelconque du combat héroïque du sujet contre lui-même et contre les pesanteurs du donné ; ce qui est en jeu tout au contraire, c’est une problématique du « lien » et de « l’attachement ».
Ainsi, dans The Lion and the Unicorn [2], après avoir pris soin de distinguer la liberté qu’il faut défendre de cette « liberté économique qui est le droit d’exploiter les autres à son profit », il en décrit quelques formes typiquement anglaises de la manière suivante : « C’est la liberté d’avoir un intérieur à soi (a home of your own), de faire ce que vous voulez du temps libre, de choisir vos distractions au lieu qu’elles soient choisies pour vous d’en haut. » Et les horizons concrets de cette liberté incarnée, ce sont, par exemple, « le pub, le match de football, le jardinet derrière la maison, le coin de la cheminée et the nice cup of tea [3] ». Ainsi définie, la liberté n’est nullement le fait de « l’esprit qui toujours nie » (selon la formule de Goethe reprise par Hegel). Elle est d’abord, pour chaque individu comme pour chaque communauté, une somme de fidélités et d’habitudes composant un univers personnel qu’il s’agit à la fois de protéger et de partager. Son principe n’a donc rien à voir avec la révolte orgueilleuse de celui qui s’insurge contre la totalité de l’existant. Le désir d’être libre ne procède pas de l’insatisfaction ni du ressentiment mais d’abord de la capacité d’affirmer et d’aimer, c’est-à-dire de s’attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre.
Tout cela explique pourquoi, chez Orwell, l’expérience de la liberté n’est pas séparable de la common decency, c’est-à-dire de ce jeu d’échanges subtil et compliqué qui fonde à la fois nos relations bienveillantes à autrui, notre respect de la nature et, d’une manière générale, notre sens intuitif de ce qui est dû à chacun. C’est en somme la même réalité substantielle mais exprimée sous deux attributs différents en une infinité de modes. Et le creuset où toutes ces institutions de base viennent se fondre, c’est « la sociabilité primaire », cette instance de la civilité quotidienne dont l’univers des travailleurs et des humbles est apparu à Orwell comme le support privilégié au sein du monde moderne.
Jean-Claude Michea.