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30 mai 2012 3 30 /05 /mai /2012 22:39
S'engager ?               
                                      
 
CAMUS-Albert.JPG
 

Albert Camus-Michel Vinaver, S'engager ? Correspondance 1946-1947 (Edition établie, présentée et annotée par Simon Chemama). Paris, Arche Editeur, avril 2012, 156 pages.

 

« Venez donc vendredi à 17 heures, chez moi, écrit Albert Camus. Et n’y mettez pas tant de façons, je ne suis pas Greta Garbo. » – C’est la phrase qui ouvre la correspondance entre l’auteur de L’Eté et Michel Vinaver  ; et cette remarque pince-sans-rire n’est pas celle d’un faux modeste, c’est celle d’un homme simple, qui dépassionne la célébrité internationale qui lui est tombée dessus sans crier gare : les lettres que Camus échangera avec Michel Vinaver témoigneront jusqu’au bout de cette simplicité, et de l’attention qu’il porte aux autres.

 

*

 

Nous sommes en 1946, aux États-Unis, où Albert Camus fait une conférence et Michel Grinberg des études. Le premier,qui signera bientôt Vinavert, puis Vinaver, aborde le second, que Le Mythe de Sisyphe et L’Etranger ont rendu célèbre. – C’est le temps des Maîtres, et Camus est de ceux-là, avec Sartre, Malraux et quelques autres, dont la jeunesse recherche les conseils, sinon l’autorité : la vie n’a pas de sens, Dieu est mort, il reste la littérature qui fournit des alibis à l’absurdité d’exister.

Vinaver a dix-neuf ans, et c’est un âge très sérieux (d’autant plus sérieux que l’époque est elle-même très sérieuse : l’intellectuel engagé et le roman à thèse commencent leur pénible règne), où l’on dit avec des mines de pasteur méthodiste les choses les plus définitives, ou les plus baroques (« Seule peut-être l’URSS possède la candeur homérique nécessaire pour la genèse d’un poème épique ») ; et en effet, d’emblée, on sent que l’étudiant n’est pas là pour rigoler : le 15 novembre 1946, il envoie à Camus une longue lettre dont Simon Chemama, qui a annoté le recueil, nous apprend qu’elle est « une synthèse étonnante de George Thomson, de Simone Weil » et de Camus lui-même.

« Chaque homme doit, dit-on, “s’engager”, écrit le jeune intellectuel dans cette lettre. Le seul engagement qui ait pour moi quelque signification c’est celui qui consiste à faire prendre aux hommes la conscience de leur situation. » Bien entendu, c’est aux livres que revient cette tâche, à condition que leur auteur échappe au didactisme ; or c’est bientôt le reproche que Vinaver adressera à certaines œuvres de Camus.

 

*

 

Vinaver a vu Les Justes, et il dit en avoir éprouvé une impression de « décalage » : « Je sais bien que vous avez essayé de montrer comment le meurtre abstrait qui nous caractérise est déjà en herbe dans l’évènement que vous traitez (...). Mais c’est une déduction intellectuelle, dramatiquement peu convaincante sinon pas du tout : il y a pour le spectateur si nettement une différence de nature entre la chose que vous présentez et la réalité qu’il vit, qu’il ne fait pas le lien ».

Davantage, cette pièce n’a même pas la valeur d’une « chronique historique » : « le dialogue a un ton qui ressemble à celui de l’éternité » ; c’est finalement une pièce « nostalgique », qui reflète un temps où l’on pouvait encore « situer tel problème entre tel et tel pôle de la conscience », alors que l’époque voudrait que l’on parlât du « chaos », du « vide au sein de chaque conscience ». Conséquemment, la pièce est « sereine », et non « tourmentée » : « la souffrance de chaque individu est secondaire au fait qu’on sent [les personnages], du début à la fin, en situation de salut. »

Mais Vinaver ne s’en tient pas là ; cherchant les causes de l’échec fondamental – littéraire, théâtral, esthétique – des Justes, il les trouve dans la nasse de la célébrité où Camus s’est trouvé pris, soudainement, au sortir de la seconde guerre mondiale : elle n’a pas seulement fait de lui un écrivain connu, elle en a fait un guide – un « phare », écrit Vinaver.

Ainsi, « vous vous êtes demandé si vous n’aviez pas, vis-à-vis des hommes qui se dirigeaient vers vous, une responsabilité. Vous avez cessé de crier n’importe quoi. » Et tout le problème est là : « Je voudrais, de nouveau, vous entendre crier “n’importe quoi”, sans vous préoccuper d’autre chose que de ce “n’importe quoi”. »

 

*

 

La réaction de Camus est à la hauteur de ce que nous connaissons de lui. (Ce qu’il y a de plus frappant, et de plus touchant, dans ces lettres, c’est Camus lui-même, qui confirme ce que nous savions de sa simplicité, aussi naturelle que sa phrase ; de son absence de dogmatisme, au milieu d’opinions affermies ; de son humilité, maintenue dans sa gloire retentissante ; de sa bienveillance à l’égard d’un débutant qui ne le ménage pas ; et de sa disponibilité, lorsque le jeune auteur cherche du travail – finalement, sans l’aide du maître, il en trouvera dans le rasoir [1] –, puis un lecteur et un éditeur pour ses romans – Lataume sera publié en 1950 et L’Objecteur en 1951.)

La réaction de Camus aux commentaires de Vinaver est donc à la hauteur de ce que nous savions du futur prix Nobel : il donne largement raison à son correspondant. Ce devoir, cette responsabilité qu’il se sent, et qui l’encorde, il l’appelle même une crise. Or « la crise est finie », car, dès qu’il aura publié quelques livres qui correspondent encore à ce rôle qu’il perçoit qu’il doit jouer, il n’écrira plus qu’« au hasard », ce hasard que Vinaver appelle le « n’importe quoi ». (Dans ses Carnets, Camus resserrera en deux phrases cette tension entre devoir et hasard : « L’écrivain est finalement responsable de ce qu’il fait envers la société. Mais il lui faut accepter (et c’est là qu’il doit se montrer très modeste, très peu exigeant), de ne pas connaître d’avance sa responsabilité, d’ignorer, tant qu’il écrit, les conditions de son engagement – de prendre un risque. »)

Cette voie nouvelle, l’auteur de Noces n’aura pas le loisir de la creuser : un autre hasard l’attend, le cherche, et le trouvera dans une Facel-Vega lancée contre un arbre. – Dès lors, et c’est la thèse que défend Simon Chemama dans sa préface, peut-être Vinaver a-t-il « écrit le théâtre de Camus, le théâtre que Camus n’a pas voulu ou n’a pas su écrire » ; à moins qu’il n’en ait pas eu le temps.

 

*

 

C’était le temps des Maîtres, nous l’avons dit, et Camus était de ceux-là ; et ce temps, et Camus, sont morts. Adolescents, nous n’en avions pas conscience : nous vivions encore parmi eux, dont nous vénérions les ombres, car nous n’avions pas consommé toute gratitude ; ou, pour le dire avec les mots de Mauriac, nous bercions encore dans leurs tombeaux ces morts bien-aimés [2].

Nos professeurs nous y aidaient qui nous apprenaient que l’absurdité moderne commençait avec un indifférent qui ne savait pas le jour exact de la mort de sa mère, que le suicide était le seul problème philosophique vraiment sérieux, que Meursault annonçait Robbe-Grillet comme « Misère de la Kabylie » la littérature engagée, et qu’entre la justice des poseurs de bombes et sa mère il valait mieux choisir sa mère.

Certes, Camus était mort, et Bernanos avant lui, et Mauriac après eux, mais ils étaient vivants pour nous ; et puis, d’autres viendraient bientôt. Certes, ceux qui étaient venus, notamment dans les années soixante-dix, nous assommaient, mais nous les regardions comme une parenthèse.

Ils ne furent pas une parenthèse. La figure du grand écrivain français qui nous en imposait, que nous pensions éternelle comme la littérature, est morte depuis longtemps, et toute gratitude est désormais consommée. – C’est aussi un des intérêts de ces lettres : nous ramener au temps où un jeune homme cherchait auprès d’un Maître des raisons d’admirer. 

Bruno Lafourcade.



[1] A partir de 1953, Vinaver sera employé par la société Gillette, où il fera carrière. – En 1955, l’auteur des Coréens écrivait d’ailleurs à Camus qu’il continuait de lier sa vie « aux lames de rasoir ». « Arrachez donc aux rasoirs le temps d’un livre », lui répondait son correspondant.

[2] « Ceux qui l’ont lue n’ont pas oublié cette phrase de Beauvoir : “Le tombeau de Chateaubriand nous sembla si ridiculement pompeux dans sa fausse simplicité que pour marquer son mépris, Sartre pissa dessus.’’ Dans cette volonté d’avilir, où il entre une pompe autrement ostensible, et autrement ridicule, c’est un monde nouveau qui naît, celui où l’on conchie les maîtres, avec leur nom et leur mort. Et c’est un Mauriac, désorienté et atterré par ce geste, qui ajoute dans son Bloc-notes : “Et nous, nous bercions dans leurs tombeaux ces morts bien-aimés... ’’ » (Bruno Lafourcade, Derniers feux, Conseils à un jeune écrivain, Editions de la Fontaine Secrète, 2012).


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