Un mauvais débat
Le grand rabbin de France, M. Gilles Berheim, est un homme avisé. Il y a un an, alors qu'un débat calamiteux sur l'identité nationale battait son plein, ses appels à la tolérance et à l'intelligence collective nous avaient frappés par leur justesse et par leur sagesse. L'entretien qu'il a donné samedi soir au journal le Monde est de la même eau. M. Bernheim met en garde contre le débat que l'UMP s'apprête à lancer sur l'islam et il a raison. Il souligne que ce débat s'ouvre dans le pire des climats et qu'il ne peut aboutir qu'à cristalliser et à aviver les passions et les peurs. Il a doublement raison.
Le rabbin Bernheim ne va pas jusqu'à ajouter - mais peut-être le pense-t-il très fort - que les responsables de ce climat malsain sont les organisateurs mêmes de ce débat . Il s'agit moins pour eux d'ouvrir le dialogue que d'aller pêcher les voix en eau trouble. On ne dénoncera jamais assez le rôle que M. Copé joue dans cette affaire. Vaniteux, arriviste, cynique, sur le fond parfaitement nul, le secrétaire général de l'UMP est sans doute ce qui se fait de pire dans notre classe politique. Il était l'été dernier au premier rang de la campagne contre les Roms. C'est lui qui agite depuis des mois la tourbe nauséabonde de l'islamophobie. Il a voulu ce débat, de toutes ses forces, et contre l'avis de la plupart de ses amis politiques. Sa suffisance est telle qu'il en sera sans doute fier. Si, comme nous le pensons, tout cela ne conduira qu'à diviser davantage encore les Français et à jeter des légions d'électeurs UMP dans les bras des histrions du Front national, il devra en assumer les conséquences politiques. Nous serons quelques uns à le rappeler, le moment venu, à ses électeurs. Que pense précisément Gilles Bernheim de la nature de ce débat ?
[...] Je ne suis pas convaincu de son opportunité. C'est, à mon sens, une erreur de prétendre poser toutes les questions sous forme de "débat". Tout ne se prête pas à cet exercice qui, par définition, suppose un affrontement, fût-il policé. Le risque est de figer les positions, d'organiser les antagonismes et, en l'occurence - c'est là le plus grave -, de stigmatiser une partie de la population française.
"Figer les positions", "chercher l'affrontement", "stigmatiser une partie de la population française". Tout est dit et bien dit. Et M. Bernheim de rappeler ce que devrait être une laïcité véritable :
Comme la laïcité n'a pas de raison d'être sans les religions, je serai présent le 5 avril et je dirai que la laïcité n'est pas une doctrine, qu'elle est moins encore la religion de ceux qui n'ont pas de religion, mais qu'elle est un art de vivre ensemble. Je tiens à le dire à un moment où certains, en particulier au Front national, dévoient la laïcité dans le seul objectif de crisper et d'exclure. [...] Il n'y a aucune contradiction entre laïcité et pratique d'une religion; la neutralité de l'espace public doit être organisée et imposée dans ce sens. Etre neutre, ce n'est ni laisser faire, ni exclure le religieux. Je ne suis pas naïf quand je parle de la laïcité comme art du vivre ensemble, en harmonie et en intelligence.
Bene, optime. Peut-on mieux dire ? Et peut-on mieux dénoncer l'alliance objective qui se dessine entre ceux qui, à gauche, n'envisage la laïcité que comme une forme de police de la pensée et ceux qui, à l'extrême droite, cherche à l'instrumentaliser par haine de l'arabe et du musulman ? Cette alliance était inimaginable il y a encore quelques années. Elle prend forme, elle devient réalité. Il n'est plus rare de voir les laïcards des deux bords sympathiser dans des "apéritifs géants" ou deviser tranquillement sur les mêmes plateaux de télévision. Ce qui les rassemble ? La peur, bien sûr. La peur de l'autre, de celui qui trouble leurs certitudes. La peur, mais aussi la bêtise, nous soufflerait Bernanos. Ce fond de bétise bourgeoise, recuite, qui faisait hennir Flaubert, le ricanement obscène face à la transcendance, le sarcasme des repus face à l'humilité et à la prière, le clin d'oeil des satisfaits face à l'innocence et à la piété.
Après les catholiques et les juifs, ce sont aujourd'hui les musulmans qui sont les victimes de cette chasse aux sorcières. On les montre du doigt, on bafoue leur croyance et leurs traditions, on leur dénie jusqu'au droit de se réunir et de prier ensemble. Certains n'hésitent pas à considérer que leur appartenance à l'islam pose problème, qu'elle les placent hors de la collectivité nationale. Ecoutons à nouveau le rabbin Bernheim : derrière le "débat sur l'islam", c'est la place des musulmans dans la société française qu'y est en cause. Par sectarisme, par une sorte de crispation intellectuelle, on finit par vouloir gommer toutes ces différences qui font notre richesse. Au plus grand mépris de l'unité nationale.
Mais le véritable enjeu est ailleurs, plus pervers et plus grave : c'est, hélas, la place des juifs et des musulmans dans la société française. [...] Je sais qu'il est souvent difficile d'être musulman en France. Cette difficulté s'alourdit aujourd'hui dans un climat malsain, aggravé par un discours en vogue qui divise au lieu de rassembler. Quand une société en est à chercher des boucs émissaires, c'est qu'elle est très malade. Je veux donc saisir l'occasion de dire à mes compratriotes musulmans que, précisément, ils sont d'abord mes compatriotes, et que ce qui nous rassemble en France, c'est la République qui nous est commune.
Passons sur la République ! En fait de tolérance religieuse, il existe de meilleurs exemples ! Chez nos voisins européens, l'exercice des cultes pose infiniment moins de problèmes, les hommes de foi prennent largement part au débat intellectuel, philosophique ou politique. La liberté de conscience y est-elle plus menacée qu'en France ? Non, bien au contraire. N'est-ce pas plutôt la "laïcité à la française" qui nous empêche de poser correctement la question de la place des spiritualités dans notre société ? Cette laïcité qui s'est construite dans une logique d'affrontement avec le catholicisme et qui agit aujourd'hui avec les mêmes réflexes et la même fermeture d'esprit à l'encontre de l'islam. C'est ce qu'exprimait fort bien notre ami Gérard Leclerc, dans une récente chronique de Radio Notre Dame (1er mars) :
Le second point concerne la « laïcité à la française ». Le tableau qu’on nous en dresse, les récits historiques que l’on nous chante à son propos sont attendrissants. Pardon, mais on nous raconte des fables ! Car s’il faut se féliciter de la bonne tournure qu’ont prises la loi de séparation de l’Église et de l’État et la jurisprudence qui a suivi, on oublie un peu vite que c’est dans un véritable climat de guerre civile que la Troisième République avait commencé, notamment en chassant toutes les congrégations religieuses du territoire national. Obliger les moines de la Grande Chartreuse à quitter leur monastère par recours à la force publique, ce n’était pas très glorieux. On n’en est plus là ? Je m’en félicite. Mais il a fallu un certain temps pour que l’idée de laïcité s’émancipe de la haine de la religion qui était née au dix-huitième siècle et avait abouti à la persécution de la Terreur. On n’a jamais intérêt à simplifier l’Histoire. Ce n’est pas rendre service aujourd’hui à nos compatriotes musulmans d’affirmer que miraculeusement la laïcité résoudra tous les problèmes à l’intérieur de la société française.
Et puisque les adeptes de la "laïcité à la française" continuent à se complaire, à droite comme à gauche, dans des logiques d'affrontement et d'intransigeance d'un autre temps, pourquoi ne pas jouer à fond le jeu du dialogue inter-religieux ? L'accueil de l'islam, la place à faire à nos compatriotes musulmans, l'intégration réussie des immigrés qui nous rejoignent, n'y a-t-il pas là un champ d'initiatives extraordinaire pour les catholiques français - religieux, intellectuels, simples croyants - , pour peu qu'ils veuillent bien sortir, eux aussi, de leurs réflexes conditionnés. Nous le croyons très profondément
Paul Gilbert.
. Le communiqué proprement scandaleux, diffusé il y a quelques jours, qui appelait les musulmans de France à rejoindre une nouvelle "Union franco-musulmane", est révélatrice de la confusion intellectuelle qui règne dans une partie de l'UMP. Qui parlait de "dérive communautariste ?