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1940 | ||
Ses villes et ses champs dans le fond de l’offense, Prisonniers de nos jours aux élans condamnés Je vous regarde tous à survivre obstinés. Ô France, je voudrais te parler sans témoins, Toi que voilà dans l’ombre à d’obscures distances, Ton malheur est si dur qu’il meurtrit les lointains Et qu’un frisson mortel sonde en tous sens l’espace. Elle était donc ainsi la France en sa ruine, Longue à se reconnaître et connaître l’abîme, Sur ses faibles genoux elle veut se tenir, Si pâle de cacher son horreur de mourir. Nous sommes très loin en nous-mêmes Avec la France dans les bras, Chacun se croit seul avec elle Et pense qu’on ne le voit pas. Chacun est plein de gaucherie Devant un bien si précieux, Est-ce donc elle, la patrie, Ce corps à la face des cieux ? Chacun la tient à sa façon Dans une étreinte sans mesure Et se mire dans sa figure Comme au miroir le plus profond. Visages anciens qui sortez des ténèbres, Lunes de nos désirs et de nos libertés, Approchez-vous vivants au sortir de nos rêves Et dissipez ce bas brouillard ensanglanté, Jeanne, ne sais-tu pas que la France est battue, Que l’ennemi en tient une immense moitié, Que c’est pire qu’au temps où tu chassas l’Anglais, Que même notre ciel est clos et sans issue ? Victorieuse toi, et te mêlant à nous, Insensible au bûcher qui jusqu’ici rayonne, Apprends-nous à ne pas nous brûler chaque jour Et à ne pas mourir du chagrin d’être au monde. | ||
jules supervielle (1884-1960). Poèmes de la France malheureuse (1939-1941). |
la france au loin | ||
Avec des mains avides, Je cherche dans le vide A de grandes distances. Caressant nos montagnes, Me mouillant aux rivières, Mes mains allaient et venaient, Fleurant la France entière, Faites que je retrouve, Et qu'on me les redonne, Les Français tous en groupe, Le ciel qui les couronne. Qu'elle devenue, Qu'elle ne répond plus, A mes gestes perdus, Dans le fond de la nue ? Son grand miroir poli, En forme d'hexagone, Où passaient les profils, De si grandes personnes, Ah ! comment se fait-il, Qu'il ait cédé la place, A l'immobile face, D'un soldat ennemi ? | ||
jules supervielle (1884-1960). Poèmes de la France malheureuse (1939-1941). |
les couleurs de ce jour | ||
Aux amis de la France. Les couleurs de ce jour sont tristes sans la France, Le bleu et le lilas, le vert, le violet Ne trouvent en ces lieux rien à leur convenance Demeurent suspendus, ne savent se poser Je ne peux plus voir clair dans ce lointain exil, Redonnez-moi Paris que je m'y reconnaisse. Ici tout m'est brouillard et malgré sa rudesse Ce soleil ne sait pas descendre dans ma nuit, Et reste sur le haut des marches, interdit. | ||
jules supervielle (1884-1960). Poèmes de la France malheureuse (1939-1941). |
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