Voyage en Amérique Un prince français dans la guerre de sécession de Philippe d'Orléans Mis en ligne : [26-09-2011] Domaine : Histoire |
Le Voyage en Amérique, de Philippe d'Orléans, remarquable chronique de deux années de guerre, publié pour la première fois, n'est pas du même tonneau. Le jeune comte de Paris (23 ans), petit-fils de Louis-Philippe, a choisi sans barguigner le Nord, Lincoln, les abolitionnistes et l'Union : "Comme Français, nous sommes attristés de voir le déchirement d'un grand peuple qui n'a jamais fait la guerre à la France, qui est son allié naturel ; comme libéraux, de l'argument que ces événements donnent aux ennemis des peuples libres et de leurs institutions."
Lorsqu'il quitte son exil londonien, en août 1861, à l'invitation de son oncle le prince de Joinville, en compagnie de son frère, le duc de Chartres, et de ses deux cousins, c'est avec la ferme intention de "voir la bagarre de près". Celle-ci a été déclenchée quatre mois plus tôt, lorsque le général confédéré (sudiste) Pierre de Beauregard fit donner l'artillerie contre Fort Sumter, un bastion fédéral (nordiste), rapidement contraint à la reddition. La Civil War, la guerre civile américaine, venait d'éclater. Elle durera quatre ans : une guerre terrible, la première "guerre moderne" par son ampleur (voir page plus bas) et l'expérience de la mort de masse (620 000 morts, soit 2 % de la population des Etats-Unis, qui comptent alors 31 millions d'habitants).
Moins d'un mois après leur arrivée, le comte de Paris et le duc de Chartres sont admis dans l'armée du Potomac, comme officiers à l'état-major du général McClellan. Ils ont alors une pensée émue pour leur grand-père, qui s'était distingué dans les armées républicaines en 1792 et 1796. Mais les six premiers mois sont trop statiques à leur goût. Leur participation à une grande offensive amphibie de 120 000 hommes, en mars 1862, sonne comme une délivrance. De courte durée. Car la confusion et les hésitations de leur chef donnent l'ascendant psychologique aux sudistes, galvanisés par des raids audacieux. Trois mois plus tard, les deux frères se félicitent de se jeter à nouveau au coeur de la bataille des Sept Jours. Le général McClellan ne tarira pas d'éloges sur ses recrues françaises, "de chics types et de remarquables soldats".
Officier d'élite, Louis-Philippe d'Orléans est un observateur aigu de l'Amérique. Si les aspects militaires - la levée en masse de volontaires, les effets dévastateurs de nouvelles armes, le ravitaillement, l'usage de la cavalerie - retiennent d'emblée son attention, c'est souvent comme point de départ de développements plus généraux. Le débraillé des soldats qui ne savent pas tenir leur fusil, l'amateurisme folklorique des Garibaldi guards, volontaires d'origine italienne et espagnole ? On pourrait le reprocher à l'Américain, note-t-il, "mais pas moi, car c'est le produit de son indépendance, de son énergie individuelle". Le comte de Paris est bon prince. Cultivé, ouvert, c'est un authentique libéral, un Orléans pur jus. Et, lorsqu'il condamne l'esclavage, ce n'est pas tant au nom de la morale que de l'efficacité économique.
A la lecture de ce récit, on ne peut s'empêcher d'évoquer les deux tomes de De la démocratie en Amérique, d'Alexis de Tocqueville, parus en 1835 et 1840 : souci de la description, doute méthodique, finesse d'esprit. Dans l'entourage du jeune prince, le gentilhomme normand était d'ailleurs l'exemple à ne surtout pas suivre. Depuis son voyage outre-Atlantique, "M. de Tocqueville s'est faussé l'esprit [...] et son jugement était constamment en défaut", se lamentait le comte de Ségur, en apprenant le départ de l'héritier du trône pour le Nouveau Monde.
Ce brigadiste international avant l'heure n'a pas craint de déplaire, rappelle Farid Ameur, le jeune historien qui a exhumé, annoté et commenté ce témoignage majeur, avec le soutien de la fondation Saint-Louis, détentrice des archives royales. En France, les légitimistes du comte de Chambord, meilleurs ennemis des Orléans, et Napoléon III, soutiennent le Sud. Pour des raisons divergentes : les premiers veulent le maintien d'un système, tandis que l'empereur, satisfait de voir les Etats-Unis coupés en deux, rêve de vastes échanges commerciaux avec le premier producteur mondial de coton. A l'étranger, les commentaires ne sont pas plus amènes. Si la presse américaine est partagée, le roi des Belges, leur oncle, est furieux, et la reine Victoria, consternée. Même Karl Marx s'en mêle : "Tout Français qui tire l'épée pour le gouvernement national américain apparaît comme l'exécuteur testamentaire de La Fayette."
Lorsque le comte de Paris quitte l'Amérique, en octobre 1863, la guerre est à un tournant. Après la terrible bataille de Gettysburg (plus de 50 000 morts), les Nordistes marquent chaque jour des points. Mais les confédérés résistent et ne signeront leur reddition que le 9 avril 1865. Cinq jours avant l'assassinat du président qui avait été élu pour mener cette guerre, et qui l'a gagnée : Abraham Lincoln.