La nation contre les barbares | |
Tous ceux qui n’ont pas encore compris que nous avons changé de siècle doivent lire d’urgence le dernier essai de Jean Daniel [1]. L’éditorialiste du Nouvel Observateur aura été, sa vie durant, un homme dérangeant. Il fut, jusqu’au début des années 70, le chantre d’une gauche moderne, réformée et décomplexée, qui nous a beaucoup irrités. Mais il a su aussi braver le jugement de ses proches et de ses amis politiques, lorsque l’exigence de liberté et de vérité était en jeu. Libre, Jean Daniel le fut dès sa jeunesse, en choisissant contre son milieu la Résistance, l’engagement dans l’armée Leclerc et la libération de la patrie. Libre, il le fut aussi vis-à-vis de l’Algérie qui l’avait vu naître, engagé pour l’indépendance algérienne mais intraitable lorsque certains de ses amis – militants et intellectuels - choisirent la voie du déshonneur. Libre, lui, le juif d’Afrique du nord, de pointer les responsabilités d’Israël dans la tragédie palestinienne. Libre aussi de soutenir et de faire connaître au grand jour Soljenitsyne et les premiers dissidents soviétiques lorsqu’il était de bon ton à gauche de les mépriser et de les railler. Non, Jean Daniel est le fruit d’une histoire trop complexe, d’une vie trop libre pour qu’on puisse le résumer à la seule figure de l’intellectuel de la « deuxième gauche», même s’il est aussi cela. Ceux qui suivent le journaliste et l’essayiste depuis longtemps savent que l’honnêteté et le courage sont pour lui des valeurs cardinales. Camus, son inspirateur, et l’ami Maurice Clavel sont passés par là.
Du courage et de l’honnêteté, on en trouve à foison dans cet ouvrage qui n’est pas encore le bilan d’une vie mais qui fait déjà l’inventaire d’un demi-siècle d’engagement politique. Il en faut, en effet, de l’honnêteté et du courage, pour confesser, souvent avec tristesse parfois aussi avec rage, ce que furent les ruptures, les illusions et les déconvenues qui ont encombré la vie d’un homme. Le communisme, la social-démocratie, le tiers-mondisme, un certain libéralisme affolé par l’argent et la peur des pauvres en prennent pour leur grade. Mais le livre de Jean Daniel n’est pas seulement, et loin s’en faut, le récit d’une grande lessive idéologique ou d’un règlement de compte avec soi-même. Il y fait aussi œuvre d’historien, d’analyste et de visionnaire. Il marque les bornes du XXe siècle, cet âge des empires, ce siècle de fer, vivier de toutes les espérances et de tous les totalitarismes. Et il désigne dans le même temps les premiers jalons du siècle qui vient de naître et dont il date la conception quelque part entre la chute du Mur de Berlin et le 11 septembre 2001. Pour qui veut voir, les changements qui ont affecté le monde au cours de ces vingt dernières années sont impressionnants : plus de certitudes idéologiques, une mondialisation partout questionnée, souvent contestée, une Amérique à la dérive, une Europe en crise, le progrès ravalé au rang d’une illusion, les religions qui relèvent la tête, la démocratie, la sainte démocratie, fragilisée, dévoyée, avilie…
Que reste-t-il de vivant, de juste, de consistant, après le passage d’une pareille tempête ? Une idée, nous dit Jean Daniel, une vieille idée mais encore très solide, très résistante: celle de la nation. « Corrigeant les idées de ma jeunesse, oserai-je dire que je ne crois plus à l’individu prométhéen, maître de lui comme de l’univers, ivre de liberté, dépourvu de toute attache, que je ne crois à une communauté politique qui n’ait pas autant de souvenirs que de projets, autant d’héritage que de volonté, autant de tradition que de modernité, et que je n’en sache point d’autre, aussi consistante et éprouvée que la nation ». Belle profession de foi et qui vient visiblement de loin. On sent que, pour Jean Daniel, ce retour à la nation n’est pas le résultat d’un coup de tête ou d’un reste de passion juvénile. C’est une idée réfléchie, qui chemine depuis longtemps et qui apparait aujourd’hui comme une certitude. Ce credo national vient clore une longue quête, une réflexion commencée en 1995, avec un premier livre, Voyage au bout de la nation, qui valut à Daniel beaucoup de critiques du côté de ses amis de gauche. Gageons que c’est de gauche que viendront encore aujourd’hui les jugements les plus sévères [2].
Et pourtant que la gauche se rassure ! Jean Daniel n’a rien renié des principes et des idées qui depuis un demi-siècle l’aident à vivre. Mais il a fini par prendre conscience que la fin des totalitarismes ne se traduirait pas mécaniquement par un recul général de la barbarie. Il a vu les effets désastreux du système marchand qui a fini par l’emporter sur l’ensemble de la planète. Avec lui s’étalent partout la cupidité, l’aliénation des hommes, l’avilissement des pauvres, l’oubli de l’autre, le mépris de la pensée. Et si Péguy, et si Bloy, et si Bernanos, et si Orwell, et si Clavel avaient eu raison ? Et si du vide des machines, du néant des chiffres, du silence des coffres-forts, de la rumeur des salles des marchés était sorti un nouveau totalitarisme, plus insidieux, plus sournois que les précédents ? Qu’est-ce qui fait donc encore tenir les hommes face aux lois d’airain du capital mondialisé, à la violence des marchés, à l’extrême brutalité de l’exploitation moderne ? Il faut se rendre à l’évidence, nous répond Jean Daniel : c’est moins l’affirmation des droits de l’homme ou la foi abstraite en une démocratie universelle, que l’attachement à une langue, à un voisinage, à des paysages familiers, à une identité, à des frontières qui protègent, à un projet collectif qui mobilise et donne du sens à la vie. Les nations tirent leurs forces, comme l’ont si bien vu Pierre Nora, Marcel Gauchet, Pierre Manent ou Régis Debray, de leur capacité de résistance et de l’espérance que les peuples continuent à investir en elles. Que les puissants de la terre les moquent, les traitent avec condescendance d’archaïsme, de survivance du passé, peu importe ! Des millions d’hommes continuent malgré tout à y investir leurs espoirs de liberté et d’émancipation. Voilà l’idée, la vieille et belle idée que Jean Daniel a fini, lui aussi, par retrouver. On lui sait gré de le dire et de si bien le dire.
Chacun porte en soi une part de son pays et Jean Daniel n’échappe pas à la règle. Il interroge les Italiens, sonde les Espagnols, questionne les Russes. Les différences abondent, même si partout on perçoit la même fierté à parler de soi et de son peuple, la même assurance au fond que rien, vraiment rien, ne saurait venir à bout de cette curieuse alchimie nationale. Mais la nation de Jean Daniel est française et il ne peut s’empêcher de la sublimer. Est-elle d’une autre espèce que les autres ? Certainement. D’une essence supérieure ? Qui peut le dire ! Plus ancienne ? Sans doute. Curieuse France qui conjugue en elle deux conceptions successives de la nation, celle que l’Ancien régime nous a léguée, immuable et tranquille, et que les trésors de l’histoire nationale font, sous nos yeux, si présente, celle de la Révolution française et de l’Empire, pleine, tout au contraire, de bruit et de fureur, et qui peuple parfois nos rêves de grandeur et de gloire. La seconde nation n’a pas tué la première. C’est là, selon Jean Daniel, que réside la clé du drame qui veut qu’à intervalle régulier nous nous jetions les uns contre les autres. Mais n’est ce pas aussi ce double héritage qui est notre force et qui fait qu’aux yeux du monde nous sortions de chaque épreuve souvent plus fort et mieux armé ?
On aimera les variations qu’offre ce livre autour du visage de la France. Jean Daniel, issu d’un monde méditerranéen et mélangé, insiste à juste titre sur la place que nous devons continuer à faire à l’autre. Son analyse est d’autant plus forte qu’elle est sans ingénuité et sans complaisance. Oui, la France est une nation, composée de nombreux peuples et elle a vocation à en accueillir d’autres encore. Oui, nos traditions et nos croyances sont nos richesses et face à l’Empire de la marchandise qui distille chaque jour davantage l’uniformité, la rapacité et l’ignorance, nous devons continuer à jouer la carte du dialogue des cultures et des religions. C’est pourquoi Daniel a raison de dire que ce qui doit nous intéresser chez l’autre, chez celui qui sollicite notre accueil, c’est l’être collectif, l’être social, attentif à la civilisation qu’il veut intégrer, conscient des richesses qu’il y apporte et des richesses qu’il en tirera, plus que l’individu qui exprime ses demandes en termes de droits. « Contre l’individu, pour le citoyen », résume Jean Daniel. Nous le suivrons là encore sur ce terrain.
Terminons par un regret : l’indulgence coupable que Jean Daniel continue à avoir pour l’Union Européenne et son projet fédéral. On aurait voulu sur ce sujet plus d’esprit critique. Lorsque l’éditorialiste du Nouvel Observateur laisse entendre que soixante ans de construction européenne n'ont débouché sur aucune foi populaire et sur aucun patriotisme européen, on sent poindre derrière ce constat terrible plus qu’une forme de regret. L’ouvrage s’achève sur un credo européiste que François Hollande aurait pu signer, tout comme Nicolas Sarkozy ! Allons Jean Daniel, votre Europe fédérale est en ruine, ayons le courage d’en inventer une autre où les nations, que vous couvez du regard, trouveront enfin toutes leurs places !
Paul Gilbert.
[1]. Jean Daniel, Demain la nation (Seuil, 2012).
[2]. On en voudra pour preuve l’affreux papier que Patrick Jarreau, l’exécuteur des basses oeuvres du Monde, consacre à l’essai de Jean Daniel (Patrick Jarreau, «Tout au fond à gauche, la nation », Le Monde des Livres du 22 juin 2012). Après une introduction digne des regrettées Editions de Moscou (nos lecteurs y découvriront avec intérêt que « si historiquement la nation a fait l’objet d’un culte à droite et non à gauche, c’est principalement parce que l’unité nationale a été invoquée contre la lutte des classes par les privilégiés de l’ordre établi et de l’Eglise » et apprécieront du même coup l’art de la nuance et l’immense culture historique de l’auteur !), le Jarreau de service s’enferme dans une dialectique obscure où tout ce qui est international est de gauche et où, Jean Daniel étant de gauche, son attrait pour la nation ne peut être qu’une lubie d’intellectuel ! Comprenne qui pourra. On préfèrera à cette prose mal intentionnée l’excellent article qu’Alain Gérard Slama consacre au livre de Jean Daniel dans Le Figaro (Alain-Gérard Slama, « L’heure des nations », le Figaro littéraire du 8 juin 2012).