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7 octobre 2011 5 07 /10 /octobre /2011 19:19
Les blancs et les rouges
 
Jean-Claude Michéa a de la suite dans les idées. Nos lecteurs se souviennent du double combat qu’il a engagé dans ses précédents essais – Impasse Adam Smith en 2006, L’Empire du moindre mal en 2007 et La Double Pensée en 2008 [1] -  contre les ravages du libéralisme et contre ceux qui, à gauche, se sont ralliés à l’idéologie du marché, du progrès et de la croissance sans limite. Ils ont également en mémoire les deux petits livres consacrés à George Orwell (Orwell, anarchiste tory en 1995 et Orwell éducateur en 2003 [2]) qui ressuscitaient la belle figure et la pensée attachante du socialiste anglais.
Michéa nous revient et il nous revient en force. Son dernier essai, le complexe d’Orphée [3], est une sorte de synthèse de ses travaux antérieurs. Une synthèse puissante, documentée, argumentée, écrite dans une langue simple et limpide, et qui se lit avec beaucoup de plaisir. L’auteur répond à dix questions posées par Stéphane Vibert, professeur au département de sociologie et d’anthropologie de l’université d’Ottawa. La plupart de ces interrogations relèvent de la philosophie, de la critique ou de l’histoire des idées politiques. C’est l’occasion pour Michéa de développer et de préciser les intuitions qui étaient présentes dans ses précédents ouvrages. Il montre comment l’idéologie du progrès, qui est au cœur du projet capitaliste et libéral, a fini par contaminer l’ensemble du champ politique, par quelle ruse historique elle a su neutraliser et phagocyter les idées socialistes, comment le libéralisme et le socialisme sont devenus les deux formes d’une même vision du monde, censée fermer l’histoire. A l’image d’Orphée dans le mythe antique, l’homme moderne n’a qu’un choix, celui d’avancer. Toute rétrospection, tout coup d’œil dans le rétroviseur lui est interdit. 
Mais Michéa n’instruit pas seulement le procès des idées du XIXe et du XXe siècle. Le monde présent lui donne aussi matière à questions : Si tant de gens modestes en viennent à placer leurs espérances dans les mouvements populistes, dans un retour au protectionnisme, à l’intervention de l’Etat ou dans un nouvel ordre moral, à qui la faute sinon -  comme le disait Orwell [4] - « aux socialistes eux-mêmes » qui ont baissé les bras devant les ravages de la soi-disant « modernité » ? Si la social-démocratie européenne est en crise, si elle connaît depuis vingt ans un cycle d’échecs historiques, si elle a perdu les suffrages de la jeunesse et des milieux populaires, à qui doit-elle cette désaffection, sinon à l’oligarchie mondialisée qui la dirige et aux programmes indigents qu’elle propose ? Comment expliquer l’essor du mouvement des « indignés », le succès des partis verts, l’adhésion de plus en plus massive des jeunes  aux thèses de l’altermondialisme ou de la décroissance, sinon à la capitulation des gauches vis-à-vis de l’idéologie libérale ? Sur toutes ces questions, les longs développements de Michéa sont d’une brulante actualité.
Le complexe d’Orphée n’est pas seulement un essai critique. C’est aussi un livre qui prend parti et qui offre des options. L’auteur oppose, de façon radicale, la richesse de la pensée socialiste originelle et la triste pâture que nous propose la gauche moderne. Si Jean-Claude Michéa n’hésite pas à dire que le peuple a parfois raison d’être conservateur, s’il est plus que sévère pour le libéralisme « culturel » et le triste hédonisme de la gauche style Libé, notre auteur n’est pas à proprement parler un réactionnaire. Ses affinités sont clairement du côté de Proudhon, de Camus, de Castoriadis ou d’Orwell qu’il cite abondamment, de Georges Sorel [5] et de Charles Péguy [6], qu’il ne cite pas mais dont l’influence est ici plus que visible. S’agit-il de troquer une idéologie contre une autre ? En aucune façon. Michéa et les penseurs auxquels il se réfère se sont toujours tenus loin des chaires et loin des écoles. Leurs idées sont plus simples, plus modestes, leur « socialisme » se fonde d’abord sur une expérience des relations humaines, sur le service désintéressé du peuple, sur une morale aussi, ce qu’Orwell appelait la « commune décence », qui est la façon d’être des gens simples.
Nous reviendrons dans les prochaines semaines sur l’essai de Jean-Claude Michéa. Notons qu’il reçoit un accueil enthousiaste sur la Toile et dans le petit monde des médias et des revues libres, ce qui confirme que les lignes bougent et qu’elles vont continuer à bouger. Citons pour terminer un extrait d’un entretien que l’auteur vient de donner au Nouvel Observateur et qui illustre la finesse de ses analyses :
 
La gauche a-t-elle abandonné l'ambition première du socialisme, mot forgé par Pierre Leroux en 1834?  
Je dirais plutôt qu'elle est redevenue ce qu'elle était avant l'affaire Dreyfus. Jusqu'à cette époque, la gauche - nom sous lequel on regroupait alors les différents courants libéraux et républicains - avait toujours combattu sur deux fronts. D'un côté, contre le «péril clérical et monarchiste» - incarné par les «blancs» de la droite conservatrice et réactionnaire - de l'autre, contre le «danger collectiviste» - symbolisé par les «rouges» du camp socialiste fermement attachés, quant à eux, à l'indépendance politique du prolétariat (c'est pourquoi on ne trouvera jamais un seul texte de Marx où il se réclamerait de la gauche ou, a fortiori, de son union). Ce n'est qu'en 1899 - face à l'imminence d'un coup d'Etat de la droite d'Ancien Régime et de ses nouveaux alliés «nationalistes» - que la gauche moderne va véritablement prendre naissance, sur la base d'un compromis - au départ purement défensif - entre les «bleus» de la gauche originelle et les «rouges» du mouvement ouvrier (et cela malgré l'opposition farouche des anarcho-syndicalistes). C'est donc ce compromis historique ambigu entre libéraux, républicains et socialistes - compromis scellé contre la seule «réaction» et qui allait donner à la gauche du XXe siècle sa mystique particulière - qui s'est trouvé progressivement remis en cause, au début des années 1980, à mesure que s'imposait partout l'idée que toute tentative de rompre avec le capitalisme (c'est-à-dire avec un système qui soumet la vie des gens ordinaires au bon vouloir des minorités privilégiées qui contrôlent le capital et l'information) ne pouvait conduire qu'au totalitarisme et au goulag. C'est avant tout dans ce nouveau contexte que la gauche officielle en est venue à renouer - sous un habillage antiraciste et citoyen - avec ses vieux démons modernistes du XIXe siècle, lorsque sous le nom de «parti du mouvement» elle avait déjà pour mot d'ordre «ni réaction ni révolution». Et comme la droite d'Ancien Régime a elle-même cédé la place à celle des adeptes du libéralisme économique de Tocqueville et de Bastiat (qui, on l'oublie trop souvent, siégeaient tous les deux à gauche), on peut donc dire que l'opposition de la droite et de la gauche, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, ne constitue plus, pour l'essentiel, qu'une réactualisation de certains clivages qui, à la fin du XIXe siècle, divisaient déjà le vieux «parti du mouvement» (on dirait maintenant le parti de la croissance et de la mondialisation). Cette disparition progressive des anciens partis blanc et rouge au profit d'un antagonisme électoral intérieur au seul parti bleu explique bien des choses.
 
Faut-il en conclure que le renouveau du débat et des idées politiques passent par la résurrection des vieux partis blancs et rouges ? Jean-Claude Michéa ne dit rien de tel. Irions nous jusqu’à penser que ces blancs et que ces rouges ont des choses à se dire et qu’ils pourraient même faire un bout de chemin ensemble ? Pourquoi pas. Nous fêterons l’an prochain le centenaire du Cercle Proudhon, qui rassembla - de façon certes éphémère – la fine fleur du syndicalisme révolutionnaire et de «la droite d’Ancien Régime» [7]. Si de telles rencontres devaient se reproduire, gageons qu’il s’y glisserait quelques lecteurs de Michéa.
Paul Gilbert.
 
NB. Un supplétif. – Dans le supplément « littéraire » de notre quotidien helvétique de langue française, M. Luc Boltanski, sociologue de son état, signe un article au vitriol sur Michéa et sur son livre (« Michéa, c’est tout bête », Le Monde littéraire du 7 octobre 2011). Après deux paragraphes de « gonflette » intellectuelle, notre sociologue lance quatre commentaires faiblards, fait trois cabrioles, jette deux ou trois cris d’orfraie et tire sa révérence, ce qui est évidemment un peu court. M. Boltanski a visiblement été commis d'office pour règler des comptes qui ne sont pas les siens. Son article est d'ailleurs bourré d'erreurs ou d'approximations [8]. Que Le Monde n’apprécie pas Jean-Claude Michéa, c’est son droit le plus strict et on imagine assez bien pourquoi. Mais il aurait pu trouver une plume un peu plus affinée pour rédiger ce genre de réquisitoire ! P.G.


[1]. Ces trois essais ont été publiés aux Editions Climats.
[2]. Les deux livres sur Georges Orwell ont été publiés aux Editions Climats.
[3]. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée (Climats, 2011)
[4]. «Le fascisme est dépeint comme une manœuvre de la classe dirigeante, ce qu’il est effectivement en substance. Mais ceci explique uniquement l’attirance que le fascisme peut exercer sur les capitalistes. Que dire des millions de gens qui ne sont pas des capitalistes, qui, sur le plan matériel, n’ont rien à attendre du fascisme, qui bien souvent s’en rendent parfaitement compte, et qui pourtant sont fascistes ? De toute évidence, leur choix est purement idéologique. S’ils se sont jetés dans les bras du fascisme, c’est uniquement parce que le communisme s’est attaqué ou a paru s’attaquer à des valeurs (patriotisme, religion) qui ont des racines plus profondes que la raison économique. En ce sens, il est parfaitement exact que le communisme fait le lit du fascisme.» Orwell, Le Quai de Wigan, cité par Jean-Claude Michéa.
[5]. On trouve chez Sorel des développements très proches de ceux de Michéa sur le ralliement des socialistes à la démocratie bourgeoise au moment de l’Affaire Dreyfus et sur l’idéologie « progressiste » de la bourgeoisie. On lira avec profit La Révolution dreyfusienne (Marcel Rivière, 1911), Les Illusions du Progrès (Marcel Rivière, 1908).
[6]. En particulier, le Péguy des Cahiers n’est pas tendre avec Jaurès, qui symbolise à ses yeux le politicien  opportuniste, prêt à toutes les compromissions avec la bourgeoisie.  
[7]. Selon l’expression assez imagée de Jean-Claude Michéa. Il s’agit bien évidemment des royalistes de l’Action française et des jeunes rédacteurs de notre Revue Critique. Le Cercle Proudhon publia en 1912 une série de Cahiers qui reflètent assez bien les ambitions et les limites de cette entreprise.
[8]. M. Boltanski écrit sans aucune précaution que les "non conformistes des années 30" finirent pour certains chez les gaullistes et pour le plus grand nombre à Vichy. Nos confrères d'Esprit, les descendants ou les ayant-droits d'Alexandre Marc, de Robert Aron ou de Denis de Rougemont seront ravis de l'apprendre !! Quant aux écrivains d'Action française, où notre sociologue a-t-il pris qu'ils récusaient en bloc tout universalisme ? Ils se décrivaient  pour la plupart comme "hellénistes", "latins", "romains" et catholiques !! Mais il est vrai que Maurras et ses amis ont bons dos !

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