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20 janvier 2011 4 20 /01 /janvier /2011 11:52
Jours tranquilles
au Quai d'Orsay                       
LALUMIERE (Jean-Claude) Le Front russe


Vous cherchez un peu de lumière dans la grisaille de l'actualité des lettres ?  Alors, pour une fois, fiez vous à la rumeur et aux gazettes littéraires qui ont flairé la bonne piste et précipitez vous sur le premier roman de Jean-Claude Lalumière, Le Front russe [1]. Pour un coup d'essai, c'est presque un coup de maître. Un peu autobiographique bien sûr, mais quoi de plus normal pour un premier ouvrage. On y marche d'abord à pas mal assurés, on se tient aux murs de l'enfance, aux certitudes de la vie. Et puis brusquement on se lâche, l'histoire se met en route, les personnages vivent par eux-mêmes et tout devient facile. Nous voilà partis pour le front.

Le narrateur du Front russe part lui aussi en campagne. Avec un handicap certain, c'est un rêveur. Rejeton de la petite bourgeoisie des années 70, fils unique un peu couvé, il a passé son enfance à soupirer sur les atlas et les revues de géographie, la tête pleine d'aventures exotiques et de voyages au long cours. Et voilà que la chance semble lui sourire : un  petit concours administratif réussi, une affectation aux Affaires Étrangères et la valise est déjà prête pour les terres lointaines. Mais le mirage s'évanouit très vite. Notre apprenti diplomate, mal servi par le sort, découvre à ses dépens la réalité du Quai d'Orsay d'aujourd'hui. On le placardise d'emblée dans un service en déshérence, "le bureau des pays en voie de création, section Europe de l'est et Sibérie", situé en plein treizième arrondissement, dans la hideuse ZAC Rive gauche. Le voici au purgatoire du "Front russe", promis à l'attente, à l'ennui et à l'inutilité. Son activisme et son envie de bien faire lui mettent évidemment tout le monde à dos et chacune de ses initiatives tourne au désastre. Il lui faudra du temps et beaucoup d'humour pour comprendre qu'on ne dérange pas impunément les certitudes moisies des administrations et que les rêves des ronds de cuir n'ont pas grand chose à voir avec ceux de l'enfance. Il finira par en prendre son parti.

Il y a un peu de fatalisme dans ce Front russe. Mais c'est un fatalisme qui ne tourne jamais à l'aigre. On sent que Jean-Claude Lalumière est un adepte du sourire moqueur de Jacques Tati. Son héros est une sorte de M. Hulot jeune qui débarquerait au Quai d'Orsay. Il ignore tout des rites de la maison, il accumule les gaffes sans s'en rendre compte, persuadé qu'il a l'avenir pour lui. Lalumière s'amuse de son personnage, de sa crédulité et de son manque d'assurance; le ton faussement naïf du récit fait des merveilles. Nos lecteurs goûteront également l'humour délicatement réactionnaire de certains bons passages. On savourera sans retenue l'épisode où le ministre - qui ressemble un peu à Bernard Kouchner - décide de redorer son blason et organise une "marche des fiertés diplomatiques" qui sombre dans le ridicule le plus total. On rira un peu jaune au récit de ce voyage improbable en Géorgie où l'ambassade de France se transforme en music-hall de bas étage pour séduire des élites locales atterrées. On sourira à l'histoire du pigeon mort qui encombre la fenêtre du narrateur et dont l'enlèvement met en émoi toute la bureaucratie du Quai d'Orsay. Et on sera plein d'indulgence pour les déboires amoureux du narrateur avec la jeune secrétaire du service, une pauvre créature, victime du bio, des séries télévisés et des magazines féminins.

Il y a aussi un peu de nostalgie dans le Front russe. Une douce nostalgie, une petite musique tendre qui se dilue dans l'humour et qui rend le livre parfaitement attachant. Nostalgie des années 70, des familles heureuses et du temps du plein emploi, où le temps s'écoulait entre l'attente de Noël et celle des grandes vacances, où il flottait encore sur le monde ce parfum d'aventure qui fait les rêves adolescents. Le narrateur est un pur produit de cette époque, il est aussi une victime des temps nouveaux, de ces années au front dur où les rêves n'ont plus leur place, où les terrains d'aventure sont peuplés de touristes obèses, où la France n'est plus tout à fait au centre du monde, où les ministres des Affaires Étrangères ne s'appellent plus Maurice Couve de Murville ou Michel Jobert mais, plus bêtement, Philippe Douste-Blazy ou Bernard Kouchner. Alors, entre ces deux époques, celle où on a bien vécu et celle où il faut bien vivre, on perd vite ses repères. Il faut peu de choses pour faire d'un adolescent rêveur un anti-héros adulte : des parents qui s'éloignent, des maîtres ou des amis qui s'effacent, la routine de la vie qui vous mange le coeur. "Je crois que j'ai perdu ma capacité à rêver, dit le narrateur du Front russe. J'attends simplement. J'attends qu'un événements survienne dans ma vie. (...) . Mais il ne se passe rien. Je vis et il ne se passe rien. J'aurai vécu et personne n'en saura rien. (...) J'ai voulu tracer mon propre parcours, et je me suis retrouvé à mettre mes pas dans ceux de mon père. on croit se rendre  dans des endroits nouveaux mais on réalise que c'est partout pareil. L'histoire d'une vie, c'est toujours l'histoire d'un échec." Troublante confession d'un enfant du siècle.

On prend surtout du plaisir à lire le Front russe. Lalumière a été, c'est visible, à bonne école. Celle de Stendhal, celle de Dumas, celle aussi, à coup sûr, des Nimier, Blondin, Laurent et de quelques autres qu'on aime ici. Il cultive la légèreté avec la mélancolie, l'ironie avec une pointe d'amertume, l'effronterie et une certaine pudeur. Ce premier roman, c'est entendu, manque un peu de fond, les protagonistes du narrateur y sont juste esquissés et on voudrait au récit plus d'intrigue, plus de rebondissements. Les propos intimistes y arrivent un peu tard, presque à la fin. Mais tous les ingrédients sont là pour qu'une oeuvre naisse. Presque un coup de maître, disions nous. A coup sûr un coup d'éclat qui ne peut pas rester sans suite. Faites vite, Lalumière !

Eugène Charles.

 


[1]. Jean-Claude Lalumière, Le Front russe, Le dilettante, 256 pages.

   

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