Boileau gourmet
Boileau avait tous les talents. Poète, grand érudit, défenseur de la langue et de la grammaire mais aussi sujet loyal, bon vivant, ami fidèle et gourmet. La cuisine française lui doit beaucoup. Il nous a débarrassé du goût espagnol et du goût italien, celui des plats magnifiques mais sans saveur, celui de l'innovation où l'on reste sur sa faim. Il employa pour la gastronomie tous les préceptes de son art poétique, la simplicité, la vérité et l'imitation de la nature. Toute chose qui distingue encore la cuisine française de ses copies pour l'exportation, des outrances qu'on nous sert pour de l'authentique, des fragiles constructions de la mode. Chaque plat est d'abord pour Boileau la saveur, le goût, la fraîcheur du fruit, du produit, de la chair qui le composent. Chaque vin raconte une histoire de chez nous, un coteau au soleil, des grammes embrumées de rosée, un château perdu dans les vignes, une noce, la chanson des vendangeurs. Chaque repas est une fête de l'amitié et l'on ne saurait imaginer Boileau assis à table sans trouver à ses côtés et Molière et Racine et La Fontaine et d'autres bons esprits. Boileau gastronome,régent des cuisines et des tables bien mises, voilà une autre figure du poète que nous retrace Jacques Cise dans un bel article publié en 1927 par Une Semaine à Paris et que nous redonnons ci-dessous.
E.C.
Peu de gens savent, on, plutôt, l'on ignore généralement que Boileau a exercé une très réelle influence sur la cuisine française. Il ne tient qu'à vous de vous en convaincre en lisant la docte et charmante plaquette de Maurice des Ombiaux[1], L'Esthétique de la Table. Mais oui, l'auteur de L’Art poétique était un fin gourmet, et, soit à la Bonne Foi couronnée, soit à la Pomme de Pin, soit à la Croix Blanche, soit au Petit Bacchus, soit au Mouton Blanc, soit au Vieux Colombier, Maître Nicolas ne détestait pas de humer le pot à lu condition que le vin fut loyal, en savante et souriante et bien disante compagnie de ses amis Molière, La Fontaine, Racine, Chapelle et Bernier, sans compter les autres. Boileau ne méritait point du tout son nom, et, d'ailleurs, n’écrivait-il pas dès ses jeunes ans une chanson à boire qu'il ne désavouait pas dans son âge mûr. L’importance qu'il accordait aux choses de la table, nous en avons la preuve dans sa fameuse satire, Le Repas ridicule. Vous vous rappelez, évidemment, la description de ce funeste déjeuner. Au potage de chapon, lequel chapon était un vieux coq, succède une langue en ragoût couronnée de persil, puis un godiveau brûlé et inondé de beurre gluant, puis un lièvre flanqué de poulets étiques, d'alouettes, de maigres pigeons, et couronné de trois lapins nourris de choux dans quelque clapier parisien, puis encore un jambon de pauvre mine, servi sous le nom de .jambon de Maxence, et enfin deux plats portés par des marmitons crasseux, l'un de ris de veau et de champignons, l'autre de pois verts noyés dans un jus saumâtre. Les vins ne valaient pas mieux. Le soi-disant Hermitage, fade et doucereux, révélait un mélange d’Auvernat et de Lignage, deux crus médiocres de l'Orléanais, et pour comble, la glace manquait alors que la chaleur régnait, accablante dans la trop étroite salle à manger encombrée de convives.
La satire de Boileau obtint un prodigieux succès. Elle n'était pas imprimée qu'on la lisait dans le salon de Mme de Guénégaud et chez le duc de Brancas. Le Repas ridicule avait déjà triomphé chez M. de Lamoignon et chez Ninon de Lenclos. On le réclama chez Gourville, chez Segrais, chez le cardinal de Retz, et chez Mme de Montespan. Un jour que du Ranché était de service à Versailles, Vivienne l'appela pour réciter la satire au roi qu'on voulait divertir. Louis XIV, qui avait reçu des remontrances sévères de M. Colbert, était assez morose ce jour-là; les traits de Despréaux le déridèrent. Tout l'intéressa. Comme il était doué d'un appétit qui le fit comparer à un Gargantua couronné, la description de ces mets, aussi prétentieux que mauvais, le ravit.
Mais, si le Repas ridicule avait diverti Paris lorsqu’il n’en circulait encore que des copies, ce fut bien autre chose lorsqu'il parut en .recueil chez Thierry, libraire du Palais. Il y eut une levée de poêles, de casseroles,' de marmites et d’écumoires contre ce railleur qui se mêlait de tout critiquer, prétendait régenter à la fois la poésie et la cuisine. Les auteurs déconfits insinuaient que Despréaux ferait mieux de ne s'occuper que de la table, les taverniers, rôtisseurs et autres pâtissiers, qui se sentaient atteints, allaient disant qu'il ne connaissait rien aux fourneaux, à la gastronomie, et n'était pas capable, de distinguer un Hermitage d'un vin de Beaune ou d’un crû de l'Orléanais. Mais bientôt ils se mirent tous d'accord pour prétendre .que Maître Nicolas, ce bourgeois de basoche, n’entendait rien en rien, pas plus en littérature que dans l’art de bien manger et de la dégustation.
Jacques Mignot, le pâtissier-traiteur de la rue de la Harpe, que Boileau avait traité d'empoisonneur, ne décolérait pas de se voir attribuer un godiveau brulé et la façon de ces plats ridiculisés par le satirique. Il intenta à l’auteur une action en calomnie, inutilement, du reste, M. de Lamoignon ayant estimé qu'il n'y avait pas lieu d'occuper la justice d'un débat qui ne relevait que, de l'opinion publique, et l'affaire n'arriva pas jusqu'au prétoire dont elle eût fait la risée. Mignot y gagna la clientèle des auteurs étrillés par Despréaux. On le disait fort ami de Quinault. Il vit arriver chez lui l'abbé Cotin et sa suite, et sans doute eut-il à cœur de prouver qu'il faisait mieux que ce que Boileau lui attribuait, car sa clientèle ne .cessa de s'accroître. Néanmoins, rancunier, il fil imprimer les invectives de. Colin sur du papier qui servait à envelopper des biscuits qu'il avait la réputation de faire délicieux. Du Vieux Colombier, où il dînait périodiquement avec ses amis, Maître Nicolas envoyait chercher.de ces biscuits, rue de la Harpe, et, tout en les trempant dans le vin, le comique, le tragique, le fabuliste et le satirique, riaient à gorge déployée de la vengeance conjuguée de Cotin et de Mignot, de la collaboration symbolique de l'empoisonneur et du folliculaire.
Eh bien, ce petit scandale eut de très heureux résultats. La cuisine, à cette époque, ne satisfaisait que la goinfrerie et la vanité du décor. Edifier des plats comme des cathédrales, voilà surtout par quoi se distinguaient ceux qui voulaient atteindre à la hauteur du Parnasse gastronomique ; la table fastueuse des ducs de Bourgogne n'avait laissé d'autre souvenir que celui d'un spectacle magnifique ; elle n’intéressait que les yeux ; on admirait l'ingéniosité de certaines pièces montées et des surprises qu'elles contenaient, mais elle ne touchait en rien le sens du goût, et l'on ne parlait pas de sa succulence. En ridiculisant les plats emphatiques, l'abus des épices et autres hérésies dans lesquelles versait le comte de Broussain, l'arbitre gastronomique de la fin du XVIIe siècle, en prêchant lui-même d'exemple dans ses dîners d’Auteuil d’une exquise perfection, et que les grands seigneurs ne dédaignaient pas de savourer, Boileau exerça une réaction salutaire, et nous avons la preuve de son autorité dans L'Art de bien traiter, qui parut en 1674 et qui réprouve tout ce que le satirique avait condamné dans Le Repas ridicule.
Désormais, la cuisine va marcher de pair avec les autres arts pour la gloire du siècle de Louis XIV. Elle s'est fixée un idéal de perfectionnement qu'elle n’atteindra pas tout de suite, mais qui retranche de l’art de bien manger la voracité, l’hétéroclite et vaniteux amas de nourriture ; elle ne se satisfera plus de la seule ordonnance pompeuse de la table, mais cherchera dans la délicatesse et la présentation des mets, le choix des convives et la conversation, l'agrément complet de nos sens et de notre esprit. On peut donc dire que Boileau fut un novateur, et, pour son temps, presque un révolutionnaire dans le domaine culinaire. Ce qu'il avait commencé trouva son expression définitive, un siècle plus tard, sous la plume de Brillat-Savarin dont le livre est la somme de tout ce que le goût français raffina au cours des XVIIe' et XVIIIe siècles.
Jacques Cise.
Une Semaine de Paris. – 27 décembre 1927