Une campagne diplomatique
Alors que la France est paralysée pour de longues semaines encore par ses rites démocratiques, l’Allemagne engage une vaste offensive diplomatique en Europe pour placer ses pions et reconstruire son jeu d’alliances.
La présidence de l’Eurogroupe – la réunion des ministres des finances de la zone euro – fait partie des objectifs de cette campagne. C’est dans ce cénacle en effet que s’élabore la doctrine économique et financière de l’Euroland et il n’est pas question pour Mme Merkel que sa direction passe entre des mains hostiles. L’actuel titulaire du poste, l’insubmersible M. Juncker, est un vieil ami de l’Allemagne. Elu d’un petit pays, chrétien-social à la mode du Benelux, il a été placé là pour servir d’homme de paille aux banques, à la Commission et aux gouvernements d’Europe du nord. Mais M. Juncker a pris son rôle un peu trop au sérieux dans la dernière période. En se portant en première ligne dans la négociation des plans d’austérité grecs et italiens, il s’est fait beaucoup d’ennemis parmi les dirigeants des pays du sud. Fatigué, décrié, il vient d’annoncer son intention de passer la main à l’été 2012. Il faut donc songer à le remplacer.
Mme Merkel s’y emploie activement. Elle a décidé de soutenir la candidature de son propre ministre des finances, M. Schäuble, qui fait déjà figure de favori. Il est vrai que le profil de M. Schäuble a tout pour séduire les tenants d’une Europe à poigne. Autoritaire, fanatiquement libéral, considéré comme un des représentants de la ligne dure de la CDU, il est connu pour ses furieuses diatribes contre les Grecs, les Italiens et, tout récemment, contre le gouvernement espagnol, coupable à ses yeux de laxisme budgétaire. Partisan intransigeant de l’indépendance de la BCE, M. Schäuble mène également campagne depuis des mois pour qu’on mette les budgets des Etats membres sous le contrôle de la Commission. Son arrivée à la tête de l’Eurogroupe est donc dans l’ordre des choses. Elle ne ferait que traduire la domination qu’exerce aujourd’hui l’Allemagne sur l’ensemble du système financier européen. Certains s’étonnent même que le passage de témoin avec M. Juncker n’ait pas encore eu lieu et ils souhaitent que le processus s’accélère.
Cet empressement ne fait pas les affaires du gouvernement français. Non pas que la candidature de M. Schäuble déplaise d’une quelconque façon au clan sarkozyste. Bien au contraire. Lui et M. Baroin sont devenus les meilleurs amis du monde et les désidératas de Mme Merkel sont généralement des ordres. Seulement voilà, la France est en pleine fièvre électorale et les Français ont retrouvé dans cette campagne quelques vieux reflexes antiallemands. D’où le souci de l’Elysée de renvoyer le sujet à plus tard, afin que cette nomination n’apparaisse pas comme une nouvelle reculade de la France devant Berlin. « Sur l’Eurogroupe, rien n’est fait et les décisions ne seront prises qu’après le 6 mai » a confirmé M. Baroin, en marge de la dernière réunion de l’Eurogroupe à Copenhague. M. Schäuble ne semblait pas particulièrement inquiet de ce contretemps. Les Allemands ont-ils reçu des assurances côté Sarkozy que le dossier se débouclerait très vite après la présidentielle ? On le dit. Et côté Hollande ? Certains le murmurent.
Mais l’offensive de Mme Merkel vise également à redorer le blason de l’Allemagne vis-à-vis des pays de l’Europe du Sud. La Chancelière a perçu très négativement le mémorandum rédigé par M. Monti et plusieurs autres chefs de gouvernement en faveur d’une initiative de croissance européenne. Ce texte prend en effet clairement le contrepied de la « culture de stabilité » chère à la Bundesbank. Berlin craint que la France ne finisse par se joindre au mouvement, au cas, désormais probable, où M. Hollande l’emporterait. Tout cela est de nature à compliquer, à retarder, voire à remettre en cause l’approbation du nouveau pacte budgétaire européen, ce que l’Allemagne ne veut à aucun prix. On comprend mieux, dans ces conditions, les récents « messages d’amitié » envoyés par la Chancelière allemande au gouvernement grec et l’engagement qu’elle a pris de le soutenir coûte que coûte en cas de nouvelles attaques des marchés. Cet éclairage permet également de mieux comprendre pourquoi Berlin a accepté fin mars d’assouplir fortement sa position sur le renforcement des moyens du Fonds Européen de Stabilité Financière, ce qui a comblé d’aise les pays du sud en difficultés, et pourquoi Mme Merkel joue à fond la carte d’une coopération très médiatisée avec M. Monti. L’Allemagne craint un isolement préjudiciable à ses plans. Elle est disposée à consentir de nouveaux moyens et à accepter un certain partage des pouvoirs au sein de la zone euro, pour peu qu’on reste dans sa ligne générale de rigueur et d’austérité. On va voir, dans les mois qui viennent, jusqu’où elle est prête à lâcher du lest dans cette direction.
M. Cameron est également courtisé. On veut minimiser son refus de rejoindre le nouveau pacte budgétaire européen. Le Royaume-Uni a décidé de faire cavalier seul sur les questions budgétaires ? Libre à lui ! « La Grande Bretagne doit savoir qu’en Allemagne nous voulons une Grande-Bretagne forte dans l’UE, c’est ce que nous avons toujours souhaité et ce que nous souhaiterons toujours », déclarait fin mars la Chancelière allemande dans un entretien télévisé à la BBC. Manœuvre là encore, et manœuvre habile. On sait que M. Cameron est dans une passe assez difficile. Son plan d’austérité est vivement contesté et l’aile libérale de sa majorité ne le soutient plus que d’un doigt. En outre, il doit se débattre avec l’empoisonnante question écossaise. Le Premier ministre anglais a besoin de retrouver des appuis en Europe, et tout particulièrement auprès des grands Etats. Ce que l’Allemagne veut éviter par-dessus tout, c’est un rapprochement entre la France et le Royaume Uni après la présidentielle française. Le risque existe. M. Sarkozy avait fait quelques pas dans cette direction l’été dernier. Et ce n’est sans doute pas un hasard si M. Hollande a choisi Londres pour son premier déplacement de candidat. Quel axe privilégiera M. Cameron ? Voilà une des questions-clés de ces prochains mois.
Reste la France. Mme Merkel était persuadée, jusqu’à ses dernières semaines, que M. Sarkozy serait réélu haut la main. Elle n’avait sans doute pas mesuré jusqu’à cette campagne l’ampleur du sentiment antiallemand dans l’opinion française. Mais elle pense que ce sentiment n’aura pas d’influence sur l’attitude de nos futurs dirigeants. Elle est persuadée qu’ils seront, comme les précédents, velléitaires et chimériques. Elle s’attend à ce qu’ils lui demandent des gages sans importance, des inflexions de pure forme qu’elle s’empressera de leur concéder en échange de leur signature au bas de ses mauvais traités. Mme Merkel n’est pour autant pas dupe de la situation actuelle. Elle perçoit bien les points de faiblesse de l’Allemagne en Europe. Et les risques que ferait courir à l’Allemagne une France forte, manœuvrière, sûre d’elle-même, fédérant autour d’elle les puissances de changement qui agitent l’ensemble du continent. Mais elle repousse pour le moment cette perspective, comme on chasse un mauvais rêve. Rien, pense-t-elle, ni personne ne pourra changer le poids des habitudes. Quels hommes, quelles forces nouvelles se chargeront-ils de contredire son jugement ?
François Renié.