Leçons libyennes
Nos amis anglo-saxons ont coutume de dire qu’il n’y a plus de presse française. Ou que le peu qu’il en reste vit sur ses marottes et sur ses préjugés. Constat cruel, que l’affaire libyenne illustre, hélas, parfaitement.
Il y a six mois la résolution de l’ONU sur la Libye met la France en émoi. La plupart des gazettes parisiennes réclament à grands cris une intervention militaire. La France prend les armes, elle engage des moyens importants, elle se place même aux avant-postes du conflit. La victoire arrive, Tripoli est libéré, le peuple libyen, débarrassé d’une dictature aussi sanglante qu’imbécile, nous tresse des couronnes. Chez nos alliés anglais, les médias célèbrent bruyamment l’action des soldats de Sa Gracieuse Majesté. Chez nous, rien de tel : on chipote, on ergote, on dénigre. Les éditoriaux sur la Libye sont au vinaigre, l’avenir du pays y est présenté sous les traits les plus sombres et la part qu’a prise la France au succès de l’insurrection est minorée, quand elle n’est pas contestée.
Pourquoi tant d’aveuglement ? Pour des raisons de politique intérieure ? Parce qu’on ne veut pas donner le sentiment de servir la soupe au pouvoir en place ? L’intention est louable mais l’essentiel est-il vraiment là ? La vraie question n’est-elle pas plutôt de savoir si la France a eu raison ou tort d’intervenir ? Son action a-t-elle permis d’éviter une guerre infiniment plus sanglante ? d’en hâter le terme ? Oui, à l’évidence. Et les journaux anglais qui félicitent, toutes sensibilités confondues, leur gouvernement et leur armée, sont-ils moins indépendants du pouvoir que leurs confrères français ? Non, non, bien au contraire. Le problème n’est donc pas là.
Faut-il incriminer la versatilité et la légèreté de nos éditorialistes ? Sans aucun doute. Les mêmes qui défendaient en mars dernier l’idée d’une action limitée, ciblée et chirurgicale jugeaient quelques semaines plus tard que les choses n’allaient pas assez vite et que l’intervention franco-anglaise était trop poussive. Nos forces étaient à peine engagées qu’on agitait déjà le spectre de la « sale guerre », du bourbier irakien et du syndrome afghan. "Qu'allons nous faire dans cette galère?" s’interrogeaient ces grands amnésiques. Un quotidien du soir allait jusqu’à titrer : "Nous n’avons pas les moyens de faire cette guerre!" et n’hésitait pas à mettre en cause la compétence de nos chefs et la qualité de nos armements. Il a fallu attendre l’entrée des premiers rebelles dans Tripoli pour que ces voix se taisent. Pour laisser la place d’autres commentaires, tout aussi critiques, tout aussi subjectifs, tout aussi soupçonneux.
La révolution libyenne a-t-elle trahi les espoirs de la presse française ? On peut le penser. Depuis le début du fameux « printemps arabe », on nous parle de démocratie, de droits de l’homme, de justice et de laïcité. Or, nous n’avons rien entendu de tout cela sur les fronts de Benghazi, de Brega, de Ras Lanouf, de Misurata. Ce que nous avons entendu, ce sont des prières, des louanges à Dieu, constantes, presque lancinantes. Et qu’avons-nous vu dans les villes libérées, sur les places envahies par les foules, sinon des forêts de drapeaux noirs, rouges et verts, sinon des banderoles répétant, elles aussi, de façon lancinante, le mot de « liberté » ? Pourquoi combattaient-ils, ces jeunes rebelles qui partaient, plein d’enthousiasme, à l’assaut des mercenaires du régime ? Pour la liberté précisément, car sur la terre de Libye les hommes veulent être libres. Pour leur famille et leur terre, car sans famille et sans terre, il n'y a pas de liberté. Pour l'honneur, car il n'y a pas de liberté sans honneur. Et pour ce Dieu, qu'ils chantent comme le plus grand, parce que sans Dieu la liberté n'existe pas.
Nation, tradition, religion... Voilà ce que disaient déjà les images qui nous venaient d’Egypte, de Tunisie, du Yémen ou de Syrie et que nous avions alors du mal à décrypter. On y voyait aussi des places couvertes de drapeaux, secouées par des slogans religieux ou nationalistes, des foules pleines de ressentiment à l’égard de régimes corrompus, sans honneur, entièrement vendus à l’Occident et à sa pseudo modernité. Voilà ce que la révolution libyenne met aujourd’hui en pleine lumière et qui suscite réserves et suspicions au sein de l’intelligentsia française. Il suffit que le nouveau pouvoir libyen annonce que la future législation respectera les principes de l’islam pour qu’on soupçonne le CNT d’être noyauté par Al-Qaïda ! Il suffit que le gouverneur de Tripoli affirme ses convictions religieuses pour qu’on soupçonne les islamistes de préparer un coup d’Etat ! Il faudra pourtant bien s’y faire : les combattants du printemps arabe, ceux de la révolution libyenne, n’ont rien de sans-culottes laïques. Ils veulent être maîtres chez eux, comme leurs pères, dans le pays qui est le leur, dans le respect de la religion et des coutumes qui sont les leurs. L’avenir qu’ils imaginent est différent du nôtre. Ils ne veulent plus qu’on leur impose le nôtre. Ont-ils réellement tort ?
Les retombées internationales du printemps libyen troublent également les certitudes de nos éditorialistes. Car ce qui vient de se passer à Tripoli, ce n’est pas seulement la chute d’une dictature corrompue et sanguinaire. C’est aussi le retour sur la scène mondiale d’une Europe dégagée de la tutelle des Etats Unis. La France et la Grande Bretagne ont très vite pris conscience de leurs responsabilités dans l’affaire libyenne. C’est pourquoi elles ont réussi à imposer, malgré les réserves américaines, le vote d’une résolution au conseil de sécurité des Nations Unies, obtenant au passage – ce qui est loin d’être négligeable – la neutralité bienveillante des Russes et des Chinois. C’est aussi pour ces raisons que les deux puissances européennes se sont donnés les moyens d’agir par elles-mêmes, vite et fort, afin d’éliminer le risque d’une guerre longue, sanglante et inextricable.
On ne sait pas – et on ne saura peut être jamais – comment l’opération libyenne devait théoriquement se dérouler et la place que devaient y prendre les uns et les autres. Il reste que l’administration Obama a du se résoudre à jouer le rôle qu’elle réservait jusqu’à présent à ses alliés, celui de supplétif. On se souvient que la dernière intervention militaire franco-britannique, celle de Suez en 1956, s’était achevée sur une véritable humiliation des deux puissances européennes, rabaissées au rôle de figurants. C’est l’inverse qui vient de se produire. L’affaire libyenne ferme un chapitre de l’histoire du monde. Elle ouvre à l’Europe des perspectives nouvelles pour peu que celle-ci sache s’en saisir.
Mais de quelle Europe s’agit-il ? A l’évidence pas de celle de M. Barroso, de M. Van Rompuy et de Mme Ashton. Leur « Europe diplomatique », rongée par ses dissensions et ses contradictions internes, a raté, une fois de plus, son rendez vous avec l’histoire. Absente des discussions aux Nations Unies au printemps dernier, incapable de dégager un minimum de consensus entre Etats-membres, elle s’est surtout signalée par son ressentiment et ses grincements de dent à l’égard de la France et de la Grande Bretagne. Elle fait désormais partie, comme l’Europe de la défense, de ces objets inutiles et d’un autre âge qu’il faut ranger au magasin des accessoires.
Quant à nos alliés, à nos chers voisins européens, où étaient-ils lorsque nos avions défendaient Benghazi et Misurata ? A peu près nulle part. C’est au Qatar, en Jordanie que Londres et Paris ont trouvé leurs soutiens les plus sûrs. L’attitude de l’Allemagne donne tout particulièrement à réfléchir. Elle montre les limites et les contradictions de la puissance allemande. Elle devrait logiquement marquer un coup d’arrêt à ses prétentions hégémoniques en Europe. Autant d’éléments nouveaux, de faits puissants qui devraient nous inciter à tourner au plus vite la page de l’Europe de Lisbonne et à avancer résolument vers une nouvelle alliance des nations européennes, autour de l’axe franco-anglais.
Ultime remarque : l’opinion publique française a massivement soutenu l’intervention en Libye et elle est légitimement fière de la part que nos forces ont prise à la victoire de la rébellion. Les images des drapeaux tricolores flottant sur Benghazi délivrée, sur Tripoli libérée ont fait le tour de la planète et elles ont mis du baume au cœur à beaucoup d’entre nous. La crise libyenne illustre à nouveau le fossé considérable qui existe entre les Français et la petite caste médiatique et politique qui prétend les informer et éclairer leur vision du monde. Avec la prise de Tripoli, ce fossé s’est encore creusé.
François Renié.
N.B. Nous continuons de recevoir un abondant courrier des lecteurs sur les évènements de Libye. La position que nous avons prise en faveur de l’intervention française y est discutée, contestée, souvent approuvée. Mais, comme nos lecteurs l’ont bien compris, cette position n’entraine aucune complaisance vis-à vis du chef de l’Etat et du pouvoir en place. Surtout lorsque le gouvernement s’apprête à sacrifier sur l’autel de la « rigueur », pour satisfaire les marchés et les agences de notation, les budgets consacrés à la défense et à la diplomatie. La décision d’intervenir en Libye est le résultat de multiples calculs, y compris de politique intérieure, que nous n’imaginons que trop. Mais ce pouvoir est trop décrié et les Français sont trop fines mouches pour que cette décision ait un quelconque impact sur la popularité de M. Sarkozy ou sur les échéances politiques à venir. Fruit d’une erreur, d’une intuition, de calculs, peu importe, elle sert la réputation, le rayonnement et l’intérêt bien compris de la France, et c’est pour nous l’essentiel. Continuez à nous écrire, nous publierons les contributions qui nous paraissent les plus utiles au débat. F.R.