Jacqueline de Romilly porte un regard sur la civilisation. L'oeuvre de Jacqueline de Romilly est immense. Nul n'a su mieux qu'elle allier la connaissance érudite du monde grec et ce qu'il nous apprend, pour l'éternité, de notre humaine condition. Dans une méditation à la fois inquiète et pourtant optimiste, Jacqueline de Romilly s'attache une fois encore à exposer l'apport des Grecs à ce que l'on nomme justement après eux : la civilisation. C'est à la découverte à Athènes, au Ve siècle avant Jésus-Christ, de l'homme et de sa grandeur que nous devons ce saut décisif. S'appuyant sur son cher Thucydide, qui s'attache à penser la raison dans l'histoire, Jacqueline de Romilly montre que c'est bien à ce moment-là que l'homme s'émancipe du monde magique dans lequel il s'inscrivait jusqu'alors. De ce moment, et avant même que Protagoras ne le formule, l'homme devient la mesure de toute chose. La culture s'émancipe de la nature. L'homme est, désormais, seul et c'est la condition de sa grandeur. De cette audace ne doit pas naître, cependant, l'ubris, la folie des grandeurs. La tragédie grecque est alors là pour nous rappeler à quels malheurs les passions nous exposent. Mais "le lumineux mérite de la pensée de la Grèce est d'avoir eu le désir passionné de dominer cette situation et de se vouer à un idéal supérieur qui serait quelque chose de durable et de beau". Il faut donc lire cet admirable plaidoyer pour les humanités qui est inséparablement un acte de foi en l'humanité. D'autant que dans les dernières lignes, bouleversantes, de ce court texte, Jacqueline de Romilly nous avertit que l'âge exerce sa tyrannie et que le temps de ne plus écrire est sans doute venu. "Je ne sais, nous dit-elle, si l'on m'entendra [...] du moins aurais-je essayé et c'est comme si le dernier mot que j'écrivais était pour dire merci."
Recension de Marie Goudot. - Etudes, novembre 2010.
Comment concilier le rôle écrasant des dieux dans les tragédies du ve siècle avec le sens de la grandeur de l’homme qu’a l’Athénien d’alors ? J. de Romilly dit consacrer à cette interrogation ses « dernières forces ». Des forces toujours vibrantes : son livre est un magnifique plaidoyer en faveur de la pensée de la Grèce classique, de la pérennité des questions qui s’y posent. Il pourra constituer en même temps une belle introduction à l’oeuvre de Thucydide, l’écrivain qu’elle a si souvent traduit, commenté, réalisant ainsi son souhait d’être utile par-delà les siècles. Mais c’est, cette fois, dans une confrontation de ses perspectives et de celles de Sophocle. Chez l’historien de La guerre du Péloponnèse, nulle évocation du rôle des dieux mais une dénonciation des excès des hommes, des méfaits de tout impérialisme. Malgré ses héros abattus, la tragédie de Sophocle présente « un idéal de tolérance, de pardon ». Si éloignés au premier abord, les deux écrivains se rejoignent dans l’idée que « le sens de la grandeur est un but, une conquête » auxquels un homme digne de ce nom doit se consacrer. Une idée, un message qui concernent tous les siècles. Cette foi de la Grèce classique dans les possibilités de la raison humaine, les deux heures d’entretien de J. de Romilly avec P. Lismonde la déclinent, soulignant aussi comment elle peut aider à traverser les crises. C’est pourquoi ce « professeur dans l’âme » n’a cessé de combattre pour le maintien des études classiques. Si son livre s’achève sur un « merci » à ses lecteurs, c’est le même mot qu’on a envie de lui adresser. Pour ses luttes, pour ses oeuvres. Pour ce livre qui, en dépit de sa cécité, ne saurait être le dernier.