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Présentation de l'éditeur.
Article de Tristan Savin, L’Express.fr du 19/10/2010
Muray, mi-philosophe, mi-sociologue. Grâces soient rendues à Fabrice Luchini ! Ses lectures publiques ont fait connaître aux non-initiés, quatre ans après sa disparition, un chroniqueur audacieux, un visionnaire de talent, un authentique pamphlétaire dans la tradition célinienne, pourfendeur des travers de notre société. Philippe Muray fut notre Léon Bloy, notre La Bruyère. Certains avaient tenté de nous prévenir en lui rendant hommage, parmi lesquels Alain Finkielkraut, Jean Baudrillard et... Michel Houellebecq: "S'il faut absolument parler de la modernité (ce dont il m'arrive de douter), autant partir des livres de Philippe Muray, ce sera plus agréable et plus instructif..."
Muray a dispensé sa parole libre, discrètement, dans les colonnes d'Art Press, de L'Idiot international, de L'Esprit libre, de Marianne, du Figaro,de L'Atelier du roman ou de La Montagne. Il illustrait la distinction entre un journaliste et un chroniqueur, mi-philosophe, mi-sociologue, et ne se cantonnait ni à la politique ni à la critique littéraire : on lui doit un éloge de l'artiste comblé, par opposition au culte moderne de l'artiste maudit (La gloire de Rubens), et son texte sur Louis Jouvet est un modèle du genre. Outre quelques romans ignorés par la critique, il publia une vingtaine d'essais cinglants, transformant ses rares lecteurs en happy few, marqués par le style d'un écrivain original, inventeur de néologismes ("artistocrates", "voyageocrates") et de bons mots ("mutins de Panurge").
En rééditant, pour la première fois en un seul volume, ses plus grands textes (L'empire du Bien, Après l'Histoire, Exorcismes spirituels), Les Belles Lettres offrent l'occasion de plonger dans l'univers d'un créateur de concepts de critique sociale, à la façon de Guy Debord - le marxisme en moins, l'humour en plus. Devenu le porte-parole de l'anti-bien-pensance, Muray n'a cessé de dénoncer, dans ses écrits, le "consensus de la communauté", à savoir : le politiquement correct et son "discours de vertu", le défilé des images et l'infantilisation des consommateurs, réduits à une "passivité euphorique" dans un "Asile hégémonique". Il oppose la déesse Raison à la déesse Réseau, "infiniment plus efficace". Pour lui, la population est constituée de "promeneurs approbatifs". Les "rebellocrates" et les "rentiers de l'indignation" ont tué la rébellion. Notre époque est une "tête à claque". Il en donne un exemple dans "Le sourire de Ségolène". A force de moquer les idées de la gauche bourgeoise au pouvoir (véhiculées par Le Monde, Télérama, Libération), de se gausser de la féminisation du langage et d'encourager à la relecture de Céline, il fut traité de "nouveau réactionnaire". Muray fut même considéré - à tort - comme un auteur d'extrême droite. Fallait-il se sentir visé pour dénaturer à ce point sa pensée ! Car il ne défend aucun dogme. Même s'il cite souvent le philosophe Jean-Claude Michéa, héritier du socialisme orwellien.
Le credo de Muray : "Les étiquettes, je les arrache." Il faut donc éviter d'extrapoler à partir de ses écrits : il analyse les contradictions de la société actuelle sans proposer un retour en arrière, ni appeler à la révolution. Pour lui, nous sommes entrés dans la fin de l'Histoire. Et de la géographie. "Nous voilà prisonniers d'un Trifouilly-les-Ondes global." La machine technocratique tente d'éliminer les différences, l'uniformisation est un rêve commercial. D'où son concept d'Homo festivus. Tout est une fête : "Entrons ensemble dans la danse ! Tous les jeux nous sont offerts ! C'est l'évasion ! La vie de pacha ! Floride ! Wonderland ! Californie !" Muray est le dernier rejeton de l'Internationale situationniste, l'héritier du Baudrillard de La société de consommation... L'annonciateur du cauchemar climatisé, Henry Miller, ne l'aurait pas renié. L'auteur de Chers djihadistes répondait au grotesque par des poèmes comiques. Son rire libérateur entraîne la réflexion. Par exemple quand il détecte l'envie du "tout pénal" : sous prétexte de combattre le Mal, l'empire du Bien impose des lois antidémocratiques.
Muray fut un moraliste pour qui l'esprit critique se devait d'être un art. Face aux intellectuels au sourire commercial, il jouait les ronchons de service. Il est mort d'un cancer du poumon. "Un grand style, comme les crimes parfaits, doit être longuement prémédité", écrivait-il. Gageons qu'il sera encore lu dans longtemps. Car sa vision du monde ne cesse de nous rappeler non pas au nihilisme, mais à la lucidité.
Autres critiques signalées : Sébastien Lapaque, "Philippe Muray, le mécomtemporain", Le magazine littéraire, novembre 2010. - Frédéric Saenen, "Philippe Muray, saboteur de l'Empire du bien", Le magazine des livres, novembre-décembre 2010.