On nous pardonnera ce long morceau, mais il était nécessaire pour l’illustration de notre propos. C’est l’extrait d’un texte que l’on trouve sur le site internet de Christine Angot); il s’intitule : « Plexus, solaire Portrait de BHL ». Je l’ai choisi par commodité, mais j’aurais tout aussi bien pu prendre, à peu près au hasard, n’importe quel passage d’un des livres de Christine Angot, et notamment du dernier, Les Petits. De cette bouillie, nous avons choisi d’isoler, parmi d’autres, trois éléments significatifs de l’irresponsabilité de l’écrivain Christine Angot.
« C’est un philosophe. (...) Mais pas dans son coin, il aime bien parler, il aime bien aller leur dire. » A qui ce leur renvoie-t-il ? On ne le saura jamais : il a disparu aussi vite qu’il est apparu.
« Il a deux ennemies, la volonté de pureté, qui cherche à assainir, la volonté de guérir, qui cherche le remède. Le malade est toujours imaginaire, et il fait ses comptes pour le pharmacien : [suivent les premières phrases du monologue d’Argan au début du Malade imaginaire]. » On comprend à peu près l’enchaînement (guérir – remède – Malade imaginaire – Argan) tout à fait significatif de la manière de Christine Angot : elle avance par association d’idées ou d’images, jamais par enchaînement d’arguments. Ainsi peut-on trouver, mis bout à bout, à peu près n’importe quoi, n’importe quelle suite à n’importe quel début : la logique de l’enchaînement importe moins que l’enchaînement lui-même. (Des morceaux d’enchaînement reviennent d’ailleurs, impromptu, par une autre association d’images, plus obscure encore que la première : « Toujours un prétexte pour faire les comptes, chiffrer. Et rafraîchir les entrailles de Monsieur. Amollir, humecter. » On cherche en vain le passage qui entraîne Angot de un prétexte pour faire les comptes, à la citation du Malade imaginaire ; de chiffrer à rafraîchir, amollir, humecter.)
« Avec lui, il ne faut pas avoir peur du collectif. Signer à côté les uns des autres. Parler au nom de. Parce que on a compris ce nom. On a compris cette identité. » On voit ici, assez nettement, comment une syntaxe confuse entraîne l’irresponsabilité : entre l’expression parler au nom de et on a compris ce nom, le lien est uniquement dans le mot nom, mais comme on ne sait pas ce que le mot désigne, la phrase suit son cours dans un enchaînement qui échappe au sens.
S’il y a chez Angot tout ce que le siècle a été capable de produire dans l’ordre de la déchéance du langage et du déclin de l’art, c’est que cette romancière n’a aucune distance avec ses mots : elle ne fait qu’un avec eux, comme sa langue ne fait qu’un avec son corps, comme son corps ne fait qu’un avec son temps ; et c’est pourquoi elle lit, avec tant de succès, ses textes sur scène : sa langue, son corps, son temps, – c’est-à-dire ses mots, ses gestes, son public, – s’y réunissent pour s’y confondre. Jusqu’ici, on s’efforçait de tenir à distance ces différents éléments ; il n’y avait d’art que dans cet écart.
Des écarts moraux, i.e. syntaxiques (je l’ai dit : la syntaxe est une morale), avec la phrase purement expressive, avec la langue brute du corps brut, il en faut pour écrire : « J’ai peur que mes raisons de t’aimer ne te plaisent pas » ; et lui préférer : « J’ai peur pourquoi je t’aime, ça ne te plaise pas. [6] » Il faut un écart supplémentaire pour nuancer, pour préciser, pour enrichir, ou pour contredire : « J’ai peur que tu n’aimes pas mes raisons de t’aimer » ; « J’ai peur que tu n’aimes pas les raisons même que j’ai de t’aimer » ; « J’ai peur que tu ne m’aimes pas, et pour les raisons même que j’ai de t’aimer » ; « J’ai peur que tu ne m’aimes que pour les raisons mêmes que j’ai de ne pas t’aimer » ; « J’ai peur que tu n’aimes, des raisons que j’ai de t’aimer, que celles-là même que j’ai peur d’aimer » ; etc.
On s’approche d’une pensée nuancée et complexe en s’écartant de la langue informe ; au contraire, c’est un peu de la richesse du réel, des sentiments, des êtres, de la vie, qui disparaît sous la langue brute d’Angot. Pour le dire autrement : le réel n’est vrai, et beau, qu’à proportion que la syntaxe est riche.
La littérature commence avec l’écart, qui nuance et précise. La langue brute, et brutalement expressive, anéantit la richesse, et l’écart qui l’engendre. La phrase d’Angot n’écarte rien, elle confond. Il n’y a pas de détours dans ses phrases mais, dans leur absolu, le mot, le corps, et le temps secs : « Je note ce que j’ai l’intention de dire, pour que ça se tienne, bredouillage et elle l’actrice qui domine le langage » [7]. On nous dira que c’est formidable de « ne faire qu’un avec sa langue, avec son corps, avec son temps ». En faisant défiler des mannequins vêtus de hardes, en exposant des poils et des urines, certain couturier, certains plasticiens aussi « ne font qu’un avec leur corps, avec leur temps », avec le sordide et le fécal contemporains.
Angot est la littérature dans un temps où la mode et l’art doivent être avachis pour être compris, et détruits pour être admirés. Entre Galliano et Nebrada, le couturier qui coud des robes dans des chiffons et l’artiste qui fait d’une galerie ses latrines, il n’y a aucune différence ; comme il n’y en a pas entre eux et Angot quand elle écrit comme on maugrée, quand elle parle comme on rabroue.
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Le respect de la ponctuation, celui de la concordance des temps, la recherche de l’équilibre dans la phrase, celle de la richesse dans le vocabulaire – et le jeu que ce respect comme cette recherche impliquaient –, c’était la langue même, c’était l’art aussi bien, ou ce vers quoi la littérature tendait.
La phrase d’Angot, purement expressive, bâtie d’estoc et d’excès, où toutes les digues – ponctuation, vocabulaire, syntaxe – ont sauté les unes après les autres pour que se répande la seule boue d’une expression, qui n’a, dans son oralité, d’autre recherche, d’autre attente, d’autre fin, que soi, uniquement, absolument, et définitivement, cette langue, immature et inconséquente, celle des enfants, est aussi celle de la pulsion régressive, celle des fonctions basses du corps.
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Les psychologues classiques disaient que, si l’animal est capable de produire une expression (le cri de douleur), un signal (le cri d’alerte), il n’est pas capable de produire une description : contrairement aux deux autres fonctions, la description a besoin du langage articulé, qui seul permet, par la distinction entre l’erreur et la vérité, la pensée. En somme, seul l’homme peut théoriser car lui seul peut distinguer le vrai du faux.
Plus tard, Popper, qui ajoutera une quatrième fonction (l’argumentation), notera l’apparition d’un « langage expressionniste », exclusivement fondé sur l’expression et le signal, donc sans possibilité de vérité ni de mensonge. Ce langage a « d’ailleurs donné naissance, ajoute-t-il, à l’expressionnisme artistique. Moi, artiste, je suis important dans le domaine de l’art ; il faut que je m’exprime, il faut éventuellement que je communique avec les autres. C’est tout ce qui semble importer dans l’art. Et c’est ce qui l’a condamné à sa perte [...] C’est toute la vérité sur le déclin de l’art. »
C’est à quoi, très exactement, nous ramènent les livres de Christine Angot, dont la haine pour la littérature se voit à ce refus du mensonge, c’est-à-dire à cette langue ramenée à une expression qui n’a besoin de rien d’autre, pour exister, que de coller à elle-même, quand l’amour de la littérature a besoin de détours, de louvoiements, de mensonge, donc, que seules permettent les lois de la phrase à qui en a la maîtrise : la littérature s’infiltre entre les mots et leurs sens, les écarte, les diffère, les nient au besoin, les désavouent s’il le faut (ce que Popper appelle la fonction de « représentation »), et qui revient à une approche syntaxique de la vérité et du mensonge artistiques.
Si Angot incarne la mort du roman, c’est que, comme les animaux, elle ne ment pas, c’est que ses romans ne mentent pas (et c’est en cela qu’ils ne sont pas des romans), c’est que sa plus grande exigence est de ne masquer aucune vérité au lecteur. Les personnages et les situations décrits, elle s’en fait gloire, sont réels : elle a vécu avec les premiers comme elle a vécu les secondes (et ce n’est que contrainte juridiquement qu’elle change un nom, ou qu’elle se contente d’initiales). Or il n’y a d’art romanesque que mensonger. C’est à celui qui ira le plus loin dans la transfiguration de la vérité ; c’est à celui qui mentira le plus et le mieux. Les romans ne peuvent pas se permettre de ne pas être des mensonges, ni la syntaxe de ne pas être morale.
Un art qui ne ment pas meurt. Si les livres de Christine Angot sont moins anecdotiques qu’on le voudrait, mais bien symptomatiques d’une régression esthétique, c’est qu’ils témoignent, dans leur refus du mensonge et leur syntaxe amorale, d’une haine peut-être sans précédent pour l’art, la beauté, la littérature.
Bruno Lafourcade.
[1]. L’expression est du regretté Philippe Muray. [2]. Dans l’un de ces risibles organes de propagande, une Trissotine hallucinée écrivait : « Le style même, organique et haletant, de la romancière, ses litanies fiévreuses, ses ressassements durassiens se métamorphosent en phrases brèves et coupantes comme des ciseaux, sèches et effrayantes. Autant dire que le Angot nouveau surprend. Et dérange. Et fascine. » (Fabienne Pascaud, Télérama, le 5 janvier 2011) On finit par se demander si tous ces gens (Angot, Pascaud, etc.) n’écrivent pas au « second degré ». [3]. « Jusqu’au jour où, au... » On voit à ces gracieuses assonances que l’éditeur a un sens très musical de la littérature. [4]. Du Monde des livres. [5]. On aura reconnu quelques titres de la production angotique. [6]. Cette phrase a été tirée, complètement au hasard, de L’inceste ; mais encore une fois on pourrait ouvrir Les Petits ou n’importe quel autre livre d’Angot pour y trouver ce type de phrases qui fait pourtant entrer en lévitation les Pascaud et les Savigneau. [7]. Nouvel extrait de L’inceste.