Des jours qui sont des îles |  |
Le berceau d’un nouveau-né annonce les cercueils où reposeront son père et sa mère : « Donner de la vie, c’est aussitôt connaître dans une lassitude le vrai sentiment de la tombe. Il se mêle aux vertes ramures, à l’audace joyeuse des oiseaux, à notre émoi de la beauté, le roman vaporeux de la mort. C’est qu’à certain philtre on ne fait pas sa part une fois qu’il s’est glissé dans nos veines où nos puissances ne sont plus intactes. » Nous ne sommes qu’une des vagues successives qui déferlent sur la plage de l’histoire : beaucoup nous ont précédés, d’autres nous succéderont. L’espèce humaine n’existe que parce que des hommes naissent, se reproduisent et meurent. La « vie » est une déesse anthropophage : jamais elle n’est rassasiée des corps qui lui sont offerts en sacrifice ; toujours elle en demande davantage. La plupart des individus conduits sur l’autel de la vie ne se résolvent pas à être ainsi sacrifiés. Tous, ou presque, se révoltent contre les limites que la nature veut leur imposer. Aussi, lorsque l’occasion leur en est donnée, ils tachent de transmettre à leur descendance cette part d’eux-mêmes à laquelle ils tiennent tant : « Mais le souffle de Philippe dans la nuit, sans être plus honnête, me semble plus noble. Toute la maison se taisant, alors que le balancier de la pendule se hâte et nous entraîne vers ceux qui partirent, ce petit souffle me dit : “Que t’importe ! moi, je viens, et je serai toi-même après ta mort”. » Ainsi s’élabore, au fil des générations, un style de vie – une tradition.
Pour quelqu'un qui, comme Maurice Barrès, célèbre le “culte du moi”, prendre conscience que ce moi disparaîtra jette dans une arène angoissante. Comme il est alors rassurant de fondre ce moi dans celui d’une entité plus vaste – une “famille”, un “pays” – de se l’approprier avec l’illusion de devenir aussi pérenne qu’elle ! Mais, aussi vastes soient-elles, ces entités sont soumises aux mêmes lois que les hommes : « Un jour, les fées de ton berceau, c’est-à-dire notre terre natale, notre famille et l’honneur français, céderont elles-mêmes, comme nous faisons, à l’éternel écoulement des choses. Nous n’avons pas choisi le point, sur le fil de la rivière, où nous apparûmes un instant pour jouir du soleil. »
L’ “esprit” d’un “pays” ne perdure que s’il se transmet d’une génération à l’autre. Sans quoi il s’immobilise sur la rive et meurt en se mirant dans le fleuve. La traversée est périlleuse. Maurice Barrès s’y aventure avec son fils Philippe et dresse la carte de cet apprentissage de la paternité dans Les amitiés françaises : « Il est clair que, si je veux qu’un enfant donne son amitié à toutes les choses qui la méritent, il ne servira guère que je lui fasse apprendre par cœur les plus beaux aphorismes du monde… Il faut que je trouve des images qui soient vivantes pour un petit garçon dans sa vie de tous les jours, des images entendez-moi bien, qui déchaînent en lui de la musique. » Les “amitiés”, polyphoniques, se ressentent davantage qu’elles ne se comprennent. Nul besoin de longs discours : « Qu’il s’agisse de dresser un artiste, un soldat, un commerçant, ou rien qu’un honnête homme, la question n’est pas d’apporter du dehors quelque chose à un enfant, mais à ébranler son émotivité. » Car les notions les plus abstraites prennent souvent leurs sources au milieu des perceptions les plus anodines : « Certaines idées à l’ordinaire ne sont publiquement signalées qu’après qu’on leur permet d’atteindre les hautes altitudes, et pourtant, si on veut qu’elles soient intelligibles, il faut remarquer de quelles basses régions de notre âme elles furent propulsées. »
En accompagnant son fils dans l’exploration physique de ce qu’il pense être « l’esprit de la France », Maurice Barrès se découvre un autre corps : il perd, comme un serpent, sa peau d’homme déjà vieillissant et retrouve ses écailles rutilantes qu’il expose au soleil de l’émerveillement : « Ô ma jeunesse, ma plus bête et jeune jeunesse, qui refleurit ! Quand j’étais rassasié, voilà que par cet enfant je me retrouve à jeun devant le vaste univers. » Chaque instant partagé avec son fils protège Maurice Barrès du naufrage de l’anéantissement : « Il est des jours qui sont des îles… »
Aujourd’hui, alors que les pères sont de plus en plus absents – ou, dans le meilleur des cas, ne sont que l’ombre d’eux-mêmes ; alors que les enfants ressemblent davantage à leur époque plutôt qu’à leurs parents, Les amitiés françaises invite chaque père et chaque mère à faire peau neuve en même temps que leurs enfants… afin que chaque instant passé avec eux soit toujours une île.
Gilles Monplaisir.
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Maurice Barrès, Les amitiés françaises.