Présentation de l'éditeur.
Le cycle démocratique, vieux de deux siècles, est-il arrivé à son terme ? On pourrait le penser à en juger par les signes inquiétants que constituent la poussée des populismes, la défiance des citoyens, la montée de l'abstention électorale. Et si la démocratie telle que nous la connaissons se révélait en fin de compte inadaptée aux conditions sociales nouvelles créées par la mondialisation ? Telle est l'interrogation que poursuit Raffaele Simone dans ce livre. La démocratie, explique-t-il, repose sur une série de "fictions" la liberté, l'égalité, la souveraineté, la majorité qui vont contre la "politique naturelle" à base d'inégalité et de rapports de force. Avons-nous encore les moyens de domestiquer ces données ? Ou bien ne sont-elles pas irrésistiblement ramenées par un ensemble de facteurs qui vont des illusions mêmes produites par les fictions démocratiques aux évolutions du capitalisme et au règne des médias ? Vers quel modèle politique ces tendances puissantes nous dirigent-elles ?
L'article de Marc-Olivier Bherer. - Le Monde - 22 novembre 2016.
Avis de tempête sur la démocratie. En 2010, dans un ouvrage remarqué, le linguiste et essayiste italien Raffaele Simone mettait en garde contre un basculement réactionnaire du monde (Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ?, Gallimard). Il va maintenant plus loin, craignant qu’un « ouragan » ne s’abatte sur la démocratie. Les événements décoiffants que nous avons connus en 2016, entre le Brexit et l’élection de Donald Trump, semblent lui donner raison.
Raffaele Simone voit deux possibles destins à l’Europe : la «démocratie despotique», où l’exécutif confisque le pouvoir au détriment du Parlement, dans l’indifférence quasi générale ; ou une « démocratie volatile » marquée par une instabilité chronique.
Le « cycle démocratique de l’après-guerre », une expression empruntée au politologue britannique Colin Crouch, serait donc arrivé à un tournant, si ce n’est à son terme. A l’espoir et la confiance ont succédé l’impatience, la désillusion, l’hostilité, même si l’Europe vit toujours en paix. L’équilibre trouvé s’est peu à peu fragilisé à partir des années 1980, notamment sous la pression de la mondialisation et du néolibéralisme. Raffaele Simone identifie trois piliers sur lesquels reposent les régimes démocratiques et qui sont désormais chancelants : institutions, mentalité et mythologie.
Les institutions démocratiques sont bien connues et leur perte de prestige l’est malheureusement tout autant. L’abstentionnisme forme aujourd’hui le premier parti de France et, aux Etats-Unis, il a largement participé à la victoire de Donald Trump. Autre exemple : l’école ne semble plus en mesure d’assurer la promesse d’une société méritocratique… Mais, au-delà de ces institutions, quelque chose de plus profond est atteint : la mentalité qui permet à la démocratie de fonctionner. Cette disposition d’esprit croit en la douceur et en la coopération ; elle est à ce titre contraire à la «pensée politique naturelle», pour qui prévalent des logiques de domination (consentie ou imposée).
L’auteur développe ici au passage une anthropologie pessimiste qui considère que l’homme est plutôt enclin à la violence. C’est pourquoi la mentalité démocratique et a fortiori la démocratie, si vulnérables, ont besoin d’une mythologie pour les renforcer. Cette croyance rend l’impossible envisageable : la liberté et l’égalité pour tous. Raffaele Simone considère que différentes fictions, notamment l’idée que la représentation par les députés permet l’expression de la volonté populaire, sont ici à l’œuvre. Le terme de fiction pourrait sous-entendre une mise à distance, mais ce relativisme est effacé par une exigence supplémentaire : les citoyens vivant en démocratie doivent tenir pour vraies ces fictions.
Cet édifice précaire se lézarde sous l’effet de tendances qui ne vont pas nécessairement dans le même sens, mais dont l’effet combiné est délétère. Raffaele Simone souligne tout d’abord les excès d’un esprit démocratique opposé à toute autorité, favorable à un pouvoir plus près de la base. En Italie, c’est le Mouvement 5 étoiles, gauchisant et anti-establishment ; en France, dans un autre genre, Nuit debout ; aux Etats-Unis, Occupy Wall Street. Ces différents mouvements incarnent une simple opposition morale sans proposition, estime Raffaelle Simone. Sur un ton volontiers polémique, il s’en prend à la «pleurnicherie démocratique», qui demande une extension sans cesse plus grande des droits. Le résultat est « parfois admirable, parfois déconcertant ».
Nul autre enjeu n’en aurait donné l’illustration que l’immigration. La démocratie se prétend « inclusive et expansive », elle souhaite pouvoir s’ouvrir à tous, sans discrimination de croyance ou d’origine. Mais l’immigration, clandestine et légale, a atteint une limite, car, selon Raffaele Simone, « les immigrés font à bas coût ce que les autochtones ne font plus ou ce qu’ils feraient pour un salaire beaucoup plus élevé ». En outre, les nouveaux arrivants pèseraient sur l’Etat-providence sans nécessairement contribuer à son financement.
Homme de gauche revendiqué, Raffaele Simone pense l’immigration avec des polémistes contestés par le camp progressiste. Il se réfère notamment au politologue américain Samuel Huntington (1927-2008), théoricien du choc des civilisations et auteur en 2004 d’un ouvrage dans lequel il s’inquiétait de voir l’identité américaine menacée par l’arrivée massive d’immigrés hispaniques (Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, éd. Odile Jacob). Raffaele Simone cite également Thilo Sarrazin, cet ancien membre du SPD allemand qui a perdu son poste au sein du directoire de la Bundesbank après avoir publié en 2010 un ouvrage dans lequel il s’inquiète des dangers dont était porteuse, selon lui, l’immigration musulmane (l’Allemagne disparaît, éd. Du Toucan). Ces réflexions, qui ne manqueront pas de faire grincer des dents, révèle la volonté de l’auteur de ne pas s’enfermer dans les catégories de pensée.
Les inquiétudes suscitées par l’immigration sont d’autant plus ignorées que les gouvernants vivent dans un monde à part, davantage guidés par une propagande politique sans cesse plus sophistiquée que par leurs actions. Ils participent activement à l’infantilisation des électeurs, privant le débat de son sens ou préférant servir des clientèles plutôt que le bien commun. Face à la tempête qui fait rage, Raffaele Simone n’envisage pas de soudaine éclaircie. Face aux « monstres doux », espérons donc que bientôt se rappelleront à nous « les meilleurs anges de notre nature », selon l’expression d’Abraham Lincoln – ceux qui portent les hommes à la concorde.