Présentation de l'éditeur.
Les bouleversements qui se sont produits des années 1960 à aujourd’hui et la « révolution culturelle » qui les a accompagnés ont entraîné des fractures dans les pays démocratiques révélant des conceptions contradictoires du rapport au travail, de l’éducation, de la culture et de la religion. Ce livre met en lumière les postures et les faux semblants d’un conformisme individualiste qui vit à l’abri de l’épreuve du réel et de l’histoire, tout en s’affirmant comme l’incarnation de la modernité et du progrès. Il montre comment une nouvelle conception de la condition humaine s’est diffusée en douceur à travers un courant moderniste de l’éducation, du management, de l’animation festive et culturelle, tout autant que par les thérapies comportementalistes, le néo-bouddhisme et l’écologisme. Une « bulle » angélique s’est ainsi construite tandis que la violence du monde frappe à notre porte. Faute d’affronter ces questions, les démocraties se condamnent à demeurer aveugles sur leurs propres faiblesses internes qui les désarment face aux nouveaux désordres du monde et aux ennemis qui veulent les détruire. Camus disait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse ». Cet impératif est plus que jamais d’actualité.
L'article de Gérard Leclerc. - Royaliste n°1097 - mars 2016.
L'individualisme désintégré. Auteur du meilleur livre qui soit paru sur Mai 68 et ses suites (1), Jean-Pierre Le Goff s’est signalé à notre attention comme l’observateur perspicace de nos évolutions sociales récentes. La qualité de son regard de sociologue se rapporte à ce qu’on peut appeler ses présupposés culturels. L’objet singulier de sa discipline suppose un éclairage adéquat à notre humanité, capable de la saisir dans ses profondeurs. Aussi ne craint-il pas de se réclamer aussi bien de la littérature que de la philosophie, parfois même de la théologie. Ceux qui pourraient le lui reprocher sont-ils indemnes de toute problématique préalable ? Sûrement pas. Les néo-marxistes se sont contentés de recycler leur métaphysique de l’aliénation, qui suppose que tout rapport social résulte d’un effet de domination ou d’exploitation. Il s’agit là d’ailleurs d’un paramètre utile, même s’il pèche par exclusivité. Les paramètres de Jean-Pierre Le Goff ont le mérite de problématiser, à mon sens, plus complètement l’espace social, surtout lorsqu’il s’agit de rendre compte de phénomènes de mentalité, dès lors que la mutation des mœurs correspond à un changement de paradigme global.
Son dernier essai décrit « une nouvelle conception du monde et de la condition humaine » qui « s’est diffusée en douceur à travers tout un courant moderniste de l’éducation, du management, de l’animation festive et culturelle tout autant que par l’écologie fondamentaliste, les thérapies en tous genres et les nouvelles formes de religiosité diffuses. » Ce qui résulte en premier lieu de son analyse pourrait se définir comme une sorte de pathologie qui concerne l’ensemble du corps social, mais résulte d’un éclatement de l’individu. Si, en effet, l’émancipation moderne consiste, aux yeux de la plupart des sociologues et des historiens, en l’affirmation de l’individu se libérant du carcan holiste des sociétés traditionnelles, la consistance de cet individu, la réalité de son libre arbitre, sa force de détermination peuvent se trouver entamées par un affaiblissement psychologique, une désintégration intérieure, des processus de déliaison qui entraînent sa déresponsabilisation. Dans la mesure où la démocratie moderne est née de l’individu-citoyen, il convient de s’alarmer, selon Jean-Pierre Le Goff, de ce considérable « Malaise dans la démocratie qui corrode la citoyenneté ».
Tocqueville avait prévu l’évolution fâcheuse que nous subissons : « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le séjour de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » L’auteur de La démocratie en Amérique avait même été plus loin, dénonçant un despotisme nouveau : celui d’un festivisme proche de celui qui sera dénoncé par Philippe Muray, où il ne s’agit que de faciliter les plaisirs de tous, au point, selon une formule fameuse, d’ôter aux individus « le trouble de penser et la peine de vivre. » Christopher Lasch vérifierait pleinement cette intuition en dénonçant en 1979 La culture du narcissisme. Gilles Lipovetsky la confirmerait dix ans plus tard en parlant « d’ère du vide » : désaffection pour les questions politiques, culte narcissique de l’ego, règne de l’image et de la séduction.
Jean-Pierre Le Goff reprend le dossier en le complétant et en l’approfondissant sur certains points. L’éducation requiert d’abord son attention, mais pas exclusivement sous l’angle de l’école, où son jugement rejoint ceux d’Alain Finkielkraut et de Jacques Julliard. Il insiste à la suite de Paul Yonnet sur la notion d’enfant du désir qui souffre constitutivement d’une blessure (Paul Yonnet, à qui il a d’ailleurs dédié son livre, ce qui me touche, ayant été très proche de cet ami trop tôt disparu). « L’enfant du désir est constamment en demande. Cherchant continuellement à se faire remarquer, il guette en permanence dans l’échange symbolique de la relation quotidienne un élément possible de la réponse à cette question : « Ai-je vraiment été désiré ? » Et Yonnet avait fait cette remarque terrible : « Il y a une sorte de légitimité introuvable à vouloir s’opposer aux désirs des enfants, puisqu’on les a désirés. » Le tout petit qui n’est plus considéré comme une sorte de don gratuit, qui émerge du désir comme une grâce, est forcément enfant roi, dont l’éducation est par avance difficile, sinon impossible.
Jean-Pierre Le Goff a déjà longuement étudié les pathologies particulières qui résultent de la crise du travail, du chômage et du management social qui a plus aggravé que guéri les fragilités des membres des entreprises. Mais il consacre deux longs chapitres aux évolutions proprement intellectuelles. Celui qui concerne la culture proprement dite rejoint la charge de Philippe Muray contre l’homo festivus, où l’écrivain voyait un processus de déshumanisation au sens où il s’agit d’un bouleversement ontologique total, avec la fin de l’histoire dans ses aspérités et la perte de la densité d’être emportée par la futilité d’un divertissement, pire que celui que Pascal avait stigmatisé. Mais Le Goff se distingue de Muray, en notant l’insatisfaction que suscite ce festivisme absurde, dont certaines manifestations ont été sifflées à Avignon lorsqu’elles bravaient le bon sens. Cela ne l’empêche pas d’insister sur la vacuité de certaines transgressions de type gauchiste, telle celle que Jean Vilar avait dénoncée en 1968. Le happening informe n’aura jamais la force des grands textes classiques : « Ce pseudo spectacle n’était qu’une caricature de l’audace et du courage, de la pensée et de l’invention. »
Du courage, Jean-Pierre Le Goff en fait preuve, lorsqu’il ose mettre en question ce qu’il appelle le bazar psychologique et spirituel des nouvelles religiosités. La mutation qui, en Europe, fait préférer un pseudo bouddhisme à la mode psy aux disciplines théologiques du christianisme est non seulement considéré avec indulgence par la doxa dominante, elle est encouragée par un état d’esprit qui loue l’abandon des exigences dogmatiques. D’où d’étranges compromissions, où l’État laïque se prête à des discours fumeux et déréalisants. Mais, pour notre sociologue, il ne s’agit pas de s’abandonner à des constats désenchantés, il s’agit de contrer une évolution ruineuse et de rendre notamment au politique sa puissance d’intervention, en l’articulant à nouveau dans l’histoire et toute sa densité. Et d’insister sur l’importance de la relation à la nation et à la civilisation, dont l’identité « n’est pas une substance immuable et fermée, mais ne signifie pas pour autant une recomposition constante et indéfinie. » Seul le rapport à l’héritage donne un sens à la projection dans le futur.
(1) Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, mai 2006, 490 pages.
Autres articles recommandés : Jean-Pierre Le Goff, « Comment être à la fois conservateur moderne et social », Le Débat n° 188 - janvier-février 2016. - Marc Weitzmann, « Le Malaise français », Le Magazine littéraire n° 566 - avril 2016.