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30 août 2016 2 30 /08 /août /2016 14:41
 Malraux
 
Un lecteur passionné
 
Notre revue publie régulièrement des textes de référence sur Maurice Barrès. Il s’agit souvent d’articles ou d’essais, certains anciens, d’autres plus récents, qui apportent un éclairage particulier sur son œuvre littéraire ou politique. Dans cet esprit, nous publierons prochainement une étude de Ramon Fernandez, un essai de Drieu La Rochelle et un article de Montherlant paru en 1953 dans Les Nouvelles Littéraires pour le trentième anniversaire de la mort de Barrès.
Le document qui suit est d’une autre nature. Il s’agit d’un entretien d’André Malraux avec Fréderic Grover, publié en juillet 1968 par La Nouvelle Revue française. C’est d’abord un texte d’hommage et de témoignage. L’hommage est réel même s’il est nuancé : Malraux assume ses choix, les aspects de l’œuvre qui continuent de le fasciner, ceux qui l’irritent, ceux sur lesquels il a rapidement tourné la page. Il s’empresse d’ajouter que d’autres que lui succombèrent aux charmes du barréssisme : Proust, Gide, Montherlant et Aragon sont appelés à la barre des témoins, Mauriac évoqué, mais plus furtivement, Drieu curieusement oublié. Le témoignage sur le climat de l’époque est celui d’un bon connaisseur. Malraux souligne à juste titre ce que la pensée de Barrès doit à Renan : même passion, même égotisme à l’origine, même pessimisme à la fin ; il évoque des parcours parallèles – ceux de Suarès et de Loti – et l’autre grande figure de l’époque, Anatole France, qui marqua, elle aussi, profondément la génération d’avant 1914.
Mais l’héritier et le témoin laissent vite la place au lecteur passionné. Après avoir donné l’impression d’effleurer son sujet, Malraux rentre de plein pied dans l’œuvre de Barrès, qu’il connait visiblement très bien. Vues originales, formules qui visent juste, souci du détail, jugements et rapprochements saisissants… on retrouve, tout au long de l’entretien, la puissance du Malraux critique, lorsqu’il parle d’un auteur ou d’un artiste qu’il affectionne, sa capacité à restituer l’homme et l’œuvre avec leurs zones d’ombre et de lumière. Sur le nationalisme de Barrès – qu’il juge accidentel – : « il est déplorable que le destin intellectuel d’une vie entière soit lié à un accident » ; sur le sens profond de l’œuvre : « le vrai conflit de Barrès n’est pas avec l’Allemagne mais avec l’Asie. Le vrai ennemi de Barrès c’est l’Inde. Il a eu tort de croire que son problème était sur le Rhin : il était en réalité sur le golfe persique. » ; sur le style de Barrès, comparé à celui de Proust : « Voyez comme Barrès domine son œuvre toujours – alors que Proust est dominé par elle, se découvre et se crée en l’écrivant, en la créant… Et le style de Barrès est un style très écrit alors que Proust a un style parlé… Barrès est très dessiné : dans Le Culte du moi il apporte ses dessins : c’est du Botticelli. Alors que Proust est diffus… il parle. ».
On notera également la pudeur, la retenue presque gênée avec laquelle Malraux aborde certains aspects de l’œuvre barrésienne. Sur plusieurs points, il prend clairement ses distances – le Barrès journaliste qu’il sous-estime, le chantre de la « petite patrie lorraine » qu’il minimise – ; sur d’autres, le jugement est plus curieux : Malraux affiche une affection presque exagérée pour Le Culte du moi, alors qu’il fait peu de cas de la trilogie de L’Energie nationale, dont l’inspiration est pourtant très proche de la plupart de ses romans d’action. On s’étonne qu’il glisse aussi vite sur le parallèle, très judicieux, qu’esquisse Frédéric Grover entre Les Noyers de l’Altenburg et La Colline inspirée, peut-être parce que le rapprochement est trop judicieux ! Comme s’il cherchait à cacher ses principales dettes à l’égard de Barrès. Ce n’est qu’à la fin de l’entretien que l’admiration pour Barrès s’exprime sans détour : pour le styliste et pour le voyageur, celui des impressions d’Espagne, d’Italie et de Grèce, où il se montre selon Malraux, « supérieur à Chateaubriand » – ce qui n’est pas un mince compliment quand on sait l’admiration que l’auteur des Antimémoires portait à celui des Mémoires d’Outre Tombe.
Reste l’Orient. Là encore, Malraux veut marquer sa différence : celui de Barrès « s’arrêtait à la Perse ; pour moi, c’était là qu’il commençait. ». Il n’empêche. Rien ne pourra nous faire croire qu’Un Jardin sur l’Oronte et, peut-être plus encore, cette Enquête aux pays du Levant, qu’il signale à plusieurs reprises comme une œuvre majeure, n’ont été pour rien dans ses vocations d’écrivain et d’aventurier. Il a beau protester que son Orient à lui, était d’abord chinois, sa protestation sonne faux. Il est difficile d’oublier les pages illuminées de La Reine de Saba et du Démon de l’absolu, où la tentation des sables et l’appel du destin se mêlent aux souvenirs de Rimbaud et du colonel Lawrence [1]. Et il est impossible de ne pas faire le lien avec d’autres pages illuminées, celles où Barrès évoque le destin désespéré d’Henriette Renan en Syrie, ou celles des derviches de Konia et du château des Assassins, pages dont Malraux souligne d’ailleurs la beauté. Non, l’Orient de Malraux et celui de Barrès n’étaient pas de nature différente, l’un et l’autre commençaient sur l’Oronte et si l’Inde les sépare, c’est qu’elle apparaissait à Barrès comme une énigme indéchiffrable alors que Malraux y voyait une autre figure de nous-mêmes.
Nous conclurons sur un regret. Dans cet entretien qui date de 1968, Malraux appelle de ses vœux la publication, chez La Pléiade, d’un recueil des essais de Barrès, sous le titre de « Paysages passionnés ». Près d’un siècle plus tard, ce vœu est toujours lettre morte. L’auteur de La Colline inspirée figure fait partie des grands absents de l’illustre collection, alors qu’elle accueille des auteurs plus mineurs ou des écrivains à la mode dont la production sera vite oubliée. Malraux, Aragon, Montherlant, Mauriac, Bernanos, Proust, de Gaulle sont depuis longtemps au catalogue de La Pléiade et Drieu vient d’y faire une apparition remarquée. Faudra-t-il attendre qu’un nouveau Paulhan émerge chez Gallimard pour que cet oubli soit réparé et pour que le maître d’une grande lignée d’écrivains rejoigne enfin ses « héritiers » ? Ce ne serait que justice.
  la revue critique.
 
Entretien sur Maurice Barrès
 
1er juillet 1968.
 
André Malraux me reçoit le 1er juillet à 15 h 30 précises au ministère. Il fait très chaud ce jour-là mais les grandes salles du Palais-Royal sont relativement fraîches.
Malraux, que j’ai rencontré dans le même bureau pour la première fois en octobre 1959, il y a neuf ans, me paraît assez changé. Il est plus tassé, plus massif. Je suis plus conscient de son regard. Sans doute parce qu’il n’a plus de tics de visage et que je le regarde davantage au visage, ne craignant pas de l’embarrasser. Il me semble qu’il ne fume plus. Le visage est plus lourd mais s’anime encore de temps en temps. Ce qui m’avait frappé la première fois que j’avais rencontré Malraux, c’était sa fragilité – à laquelle je ne m’attendais pas – et sa mobilité de tigre ou de félin : il m’assiégeait de tous les côtés : passait de derrière son bureau à ma droite, à ma gauche -, il s’asseyait, se levait, arpentait la chambre, laissant tomber la cendre de sa cigarette sur les tapis. Aujourd’hui, il me paraît au contraire très « solide », très substantiel -, un peu lent dans ses mouvements. Je ne sais pourquoi il me fait penser à un Renan en plus mince.
Il est vêtu d’un costume de drap très sombre, peut-être même noir. Il m’invite à m’asseoir sur un des trois fauteuils en face du bureau et s’assoit lui-même sur l’un d’eux. Je prends celui qui est le plus proche du sien. Chaque fois que je lèverai les yeux du bloc où je prends des notes, je le verrai ainsi de très près. L’expression de son visage est d’une grande bonté (un peu paternelle ou grand-paternelle) mais les yeux surveillent et sont sur le qui-vive. Oui, décidément il y a quelque chose d’ecclésiastique chez cet homme : dans le meilleur sens du terme : un homme qui médite et qui s’est consacré au spirituel -, un homme que son éminente intelligence n’empêche pas d’être bon, plein d’attentions gentilles même.
Alors que, il y a neuf ans, il m’avait paru galvanisé par de Gaulle et animé d’un enthousiasme qui lui faisait mentionner « le Général » à tout propos, il n’en sera pas question une seule fois au cours de notre entretien de cinquante ou cinquante-cinq minutes. A la fin seulement, comme on lui rappelle, au téléphone, qu’il doit se rendre à une réunion de « commission », il me parlera très brièvement des élections : nous sommes au lendemain du second tour et de ce que les journaux appellent « un raz de marée gaulliste ». Le peu qu’il me dit prouve qu’il est lucide, sans illusions : « Ce triomphe électoral est un triomphe apparent : la réalité est différente ; c’est dans trois mois qu’on se trouvera en face de la réalité », et comme je lui exprime l’espoir qu’il va y avoir des changements dans l’Université, il me dit : « Oui, c’est la première des choses. Le ministre de l’Education nationale est l’ancien chef de cabinet du ministre, ce qui veut dire que le Premier ministre [Pompidou] a pris les choses et main et est en fait le vrai ministre de l’Education nationale. »
Dès le début, il oriente la discussion sur Barrès (je lui avais adressé le texte d’un article sur l’héritage barrésien où il était longuement question de Gide, de Montherlant, de Drieu, d’Aragon et de lui-même – et même du général de Gaulle) – je lui explique brièvement comment j’ai été amené à m’intéresser à Barrès pour lui-même, après avoir étudié ses « descendants ».
Il déblaie tout de suite le terrain. Le Barrès journaliste lui paraît négligeable – ou même illisible (les 14 volumes des Chroniques de la Grande Guerre, par exemple). Il reste le romancier et surtout le Barrès de la jeunesse : l’auteur du Culte du moi et l’auteur des Essais jusqu’à et y compris Du sang, de la volupté et de la mort, et Amori et dolori sacrum, le styliste et essayiste qui est très important.
Gide doit énormément à Barrès, en particulier le Gide des Nourritures terrestres. Développement à ce sujet. J’abonde dans sons sens (c’est ce que je disais moi-même dans mon article).
Mais Barrès a été la victime d’un malentendu. Il a voulu se persuader qu’il y avait en lui deux hommes : disons, pour emprunter la terminologie de Montherlant, un Barrès du Tibre et un Barrès de l’Oronte. Il s’est voulu défenseur des positions latines contre les positions germaniques.
Or, le vrai dialogue, le vrai conflit de Barrès n’est pas avec l’Allemagne mais avec l’Asie. Le vrai ennemi de Barrès c’est l’Inde. Il a eu tort de croire que son problème était sur le Rhin : il était en réalité sur le golfe persique.
Je fais observer que si Barrès ne s’était pas choisi lorrain, il n’aurait pas été nationaliste, que c’est le trauma de la défaite de 1870, quand il avait huit ans, qui a déterminé ses sentiments pour la France humiliée.
« Oui, sans doute, mais il n’empêche que ce soit là quelque chose d’accidentel. Et il y a quelque chose d’accidentel dans son nationalisme.
« Vous vous souvenez de l’anecdote de sa mère qui va lire l’article de Barrès sur Dreyfus au cimetière, sur la tombe de son mari. C’est bien cela : on croit lire Barrès, le grand esprit, le grand écrivain : il s’agit du petit Maurice.
« Pourquoi avoir choisi la Lorraine ? Vous savez que Barrès s’intéressait beaucoup à Mistral ; mais Mistral était dans une situation bien différente. Si Barrès avait été parisien, s’il était né sur les bords de la Loire ou de la Garonne… Imaginez la description de la vallée de la Loire au lieu de la promenade à vélo le long de la Moselle dans L’Appel au soldat. Et Jeanne d’Arc n’était pas « lorraine » au sens où Barrès l’entendait.
« Non, comme Renan – qui est, malgré tout, un esprit plus grand que lui – il aurait pu se vouloir frontalier des frontières de l’Occident.
Je fais observer que c’est en effet peut-être regrettable, mais que c’est ainsi, et que si Barrès était né sur la Garonne il n’aurait pas été nationaliste, il n’aurait pas été Barrès.
« Oui, mais il est déplorable que le destin intellectuel d’une vie entière soit lié à un accident.
« Et ceci à des conséquences graves : la pensée de Barrès ne se développe pas dans son conflit avec l’Allemagne. Elle est circonscrite. Ce n’est pas un vrai conflit.
« Prenez Colette Baudoche. Nancy, la ville de Stanislas Leczinski, n’est pas un « bastion avancé ». Barrès est « grossier » (vous savez ce que j’entends par là), « gros » dans son dialogue avec l’Allemagne parce que ce n’est pas un vrai dialogue. Il fait l’Allemand caricatural. Alors que dans l‘Enquête aux pays du Levant, il est plus profond, plus subtil et surtout plus romanesque, et il réussit à exprimer ce romanesque dans Un jardin sur l’Oronte.
« Dans Une enquête…, il faut bien entendu mettre à part les chapitres politiciens (ceux du député qui doit justifier son ordre de mission) et les chapitres poétiques : ceux-ci contiennent ce que Barrès a écrit de plus beau. Ainsi le passage sur les Assassins…
- …
- … Oui, pour notre génération c’était le plus grand écrivain. On se jetait sur le dernier livre de Barrès comme on allait à la dernière pièce de Bataille – seulement Barrès c’était bien et Bataille c’était mauvais. Pour Gide, le grand rival, c’était Barrès. On a souvent opposé Claudel à Gide, mais Claudel était loin, était à part, c’est seulement à partir de 1927, après son retour en France, qu’il a compté.
« Non… il y avait alors pour nous Barrès, Gide, un peu Suarès (qui s’éloigne beaucoup maintenant).
« Seulement Gide, c’était la N.R.F. et Barrès c’était La Revue des Deux Mondes, c’est-à-dire la revue des écrivains académiques. N’empêche que Barrès était plus grand que ceux de la N.R.F.
« Ce qui a été catastrophique c’est que Barrès est mort quatre ou cinq ans trop tôt, avant d’avoir écrit ses Mémoires, parce que ce qu’il y avait de dangereux dans ses autres écrits, de boursouflé, de faux, n’aurait pas joué ici, il n’y aurait pas eu d’idéologie.
« … Vous savez comment Barrès est mort ? Il avait horreur du téléphone, des interruptions que causaient les sonneries du téléphone. Il l’avait donc fait supprimer. Et il est mort d’une angine de poitrine. S’il avait eu le téléphone, il aurait probablement pu être sauvé. »
Je parle alors de la tentation de suicide chez Barrès, de la crise qu’il a dû traverser aux alentours de sa vingtième année – des lettres tronquées du Départ pour la vie.
« Oui, c’est possible. Mais vous savez, le suicide est une maladie infantile… enfin… c’est aussi une maladie infantile…
« Outre le choix malheureux de l’Allemagne en tant qu’Asie, il y a quelque chose de très difficile à comprendre, c’est le rôle de la politique dans la vie de Barrès : à l’Assemblée, il est député, il n’a jamais été ministre. Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général.
« De plus, il n’était pas éloquent et il aurait voulu parler comme Jaurès ou Albert de Mun. Les Cahiers montrent que cela le préoccupait beaucoup. Il en parle constamment.
- Oui, mais est-ce que le personnel politique de cette IIIe République et surtout de cette période n’était pas plutôt médiocre ? Barrès aurait-il pu trouver quelqu’un avec qui dialoguer ?
- Ah oui, tout de même, quelqu’un comme Briand était très intelligent…
« Non, Barrès a toujours été marginal en politique. Par son élection même : pendant la plus grande partie de sa vie parlementaire, il était député du 1er arrondissement, du quartier des Halles : c’étaient les secrétaires qui faisaient tout le travail …
« Il se voulait aussi représentant à la Chambre de la Lorraine mais les députés de Lorraine, de Champagne n’appartiennent à aucun groupe normal. Quand on est de gauche à Bar-le-Duc, on est à droite à Paris (voir Poincaré). Il avait ainsi les mains liées.
« Il voulait être ministre. Or, un ministère, c’est avant tout une organisation. Il était grand écrivain. Aurait-il été grand organisateur ? C’est douteux. Même s’il avait été ministre, ça n’aurait pas duré plus de quinze jours… Et ministre de quoi ? Mais à l’époque tous les ministres de l’Education nationale étaient francs-maçons. Il n’avait aucune chance : même ministre, il n’aurait pas eu les contacts nécessaires.
- Que pensez-vous de sa campagne pour les églises de France ?
- Mais ce sont des églises modernes qu’il défend… C’est très bien… mais à quoi ça sert ? Ce n’est pas une campagne des Monuments historiques. Ce n’est pas la cathédrale de Reims.
« C’est comme sa campagne pour les laboratoires … C’est très honorable mais ça n’est pas bien important. N’importe quel autre député consciencieux aurait pu faire la même chose. Relisez les discours qu’il a prononcés au cours de ces campagnes : ils sont pertinents, sérieux, excellents pour la publication dans le Journal officiel mais parfaitement inefficaces.
- Vous ne trouvez pas touchant qu’il défende ainsi les petites églises de campagne, de village, sans souci de leur beauté architecturale… moi je trouve ça très bien …
- Oui, c’est très curieux parce qu’enfin il était un écrivain reconnu. Or il fait des discours, toutes sortes de démarches : pour aboutir à quoi ? Aller voir le ministre qui l’écoute et l’éconduit gentiment !
« Pourquoi n’a-t-il pas cherché à alerter le monde des Lettres, l’Académie française : en tant que parlementaire, il n’était qu’un parmi sept cents et il n’était pas ministre, il ne faisait pas le poids. Alors qu’à l’Académie française il était un sur quarante, et un des plus importants, un de ceux qui comptaient vraiment …
« Non… si j’étais docteur psychiatre, j’étudierais la fascination qu’exerçaient sur Barrès les domaines d’échec.
« On dit souvent que s’il avait écrit ses Mémoires, ils auraient été dignes de Saint-Simon… Non, il n’était pas Saint-Simon. Son lien avec la Chambre est très mystérieux. Vous connaissez sa boutade : « On ne peut pas écrire toute la journée… il faut bien passer son temps… alors on va à la Chambre. » D’abord c’est à voir : peut-être qu’on peut écrire toute la journée… Des écrivains comme Anatole France consacraient toute leur vie à écrire…
« Non, il y a quelque chose de très difficile à comprendre dans la façon dont Barrès a aimé la politique. Car enfin, même à supposer que la période était médiocre lorsque la France est entrée dans la guerre, Barrès ne s’est pas engagé. Il n’a pas participé à l’Histoire. Pourquoi ?
- Oui, il y a quelque chose d’un peu étriqué dans Barrès, surtout en politique.
- Le vrai rival pour lui, c’était France. Il y avait Loti et France… Mais Loti s’éloignait déjà. Alors que France a publié en 1913 La Révolte des anges. (Ce que France écrit par la suite c’est moins important… c’est surtout autobiographique.) Mais ce livre-là a compté.
- Mais Barrès n’a-t-il pas publié vers la même époque La Colline inspirée ?
- Non, c’était en 1912… En définitive c’est peut-être son roman le plus intéressant.
- Oui, en lisant Les Noyers de l’Altenburg, j’ai pensé à La Colline inspirée, j’ai mieux compris et apprécié La Colline inspirée.
- Quel choix curieux de sujet… et le ton… ce n’est pas un récit à la première personne, il ne peut s’identifier complètement au personnage. Il s’est beaucoup documenté mais ce n’est pas non plus un récit objectif. Livre très curieux… le mysticisme de Barrès…
« C’est pourtant avec Un jardin sur l’Oronte que Barrès a atteint une grande audience. Les méthodes publicitaires que nous connaissons n’existaient pas encore mais il y avait des petites affiches de kiosque et partout on voyait des affiches qui annonçaient Un jardin sur l’Oronte.
« Non, il faudrait faire un volume (Pléiade ou autre) qui comprendrait : la moitié d’Un homme libre, Du sang, de la volupté et de la mort, Amori et dolori sacrum, la moitié d’Une enquête aux pays du Levant. Cela pourrait s’intituler « Paysages passionnés », comme a dit un des critiques de Barrès.
« Remarquez bien que les rapports passionnés de Barrès sont avec des femmes : Astiné Aravian est une créature romanesque des plus remarquables, très vivante…
- Vous trouvez ? Il me semble au contraire que les rapports de Barrès avec les femmes sont biens ambigus ? Ainsi la comtesse de Noailles… Quel choix curieux… masochiste. Cette femme qui veut lui faire du mal, qui l’atteint cruellement en causant le suicide de son neveu Demange…
- Il y a des chances qu’elle n’a jamais été sa maîtresse. Vous savez ce qu’il disait à quelqu’un : « Qu’est-ce que je ferais de ce petit corps de Christ byzantin ? … » Elle était follement vaniteuse. Elle était peut-être tout simplement flattée d’être aimée par un jeune homme (le neveu Demange).
« Quels sont vos liens avec la politique ? Avec la réalité physique de la politique ? Assistez-vous aux débats de la Chambre des communes ?
- Non, et je n’ai jamais mis les pieds à la Chambre des députés non plus.
- Eh bien, la Chambre, comme vous le savez, est un amphithéâtre : c’est un lieu où il y a toujours quelqu’un qui parle. Si l’on n’est pas éloquent… c’est comme si quelqu’un qui ne sait pas nager allait constamment à des réunions de natation…
- Ce que vous dites là rejoint pour la politique de Barrès ce que dit Montherlant sur l’amour, le sport et les autres activités : Barrès était un voyeur.
- Eh oui, il y a du vrai…
- Pourtant, lorsque je lis Montherlant sur Barrès, je ne suis pas convaincu, j’ai l’impression qu’il y a déformation, dénigrement et déformation d’après les propres défauts de Montherlant : ce dont Montherlant accuse Barrès, ce sont ses propres défauts…
- Oui, c’est vrai. Montherlant se conduit comme un rival de Barrès… on se demande pourquoi… c’est peut-être à cause de ce qu’ils ont de commun avec Chateaubriand.
« Montherlant non plus n’est pas éloquent. Il n’est pas député. Mais ils sont tous les deux romanesques : chez tous les deux on sent un effort pour créer des personnages romanesques qu’ils ne sont pas. »
Je dis un mot de La Guerre Civile, des allusions à de Gaulle qui révèlent une curieuse rivalité avec le chef de l’Etat…
Malraux ne relève pas, il se lance dans des considérations plus générales :
« Remarquez combien les écrivains ont des rapports bizarres avec la politique : prenez le cas de J.- P. Sartre : le parti qu’il a cherché à créer était absurde, ridicule. Ils peuvent écrire sur la politique – ce n’est pas la même chose. Les poètes devraient être éloquents. Ils le sont rarement…
- Il y a eu Lamartine…
- Oui, c’est vrai, mais Lamartine (je l’ai appris très récemment en lisant une étude sur lui) avait une voix de basse et il parlait lentement. D’après son fameux discours sur le drapeau tricolore et sa poésie on imaginerait plutôt un alto. Il n’en est rien. Et on l’imagine jeune. Or il avait soixante ans ! … Si on avait un enregistrement de sa voix, ce serait une voix de basse, alors que Hugo (dont les vers évoquent le violoncelle) avait une voix haute… »
Cette question de l’éloquence des poètes intéresse évidemment Malraux et je songe à la cérémonie Jean Moulin où son discours devant le Panthéon m’avait paru très réussi.
J’essaie de ramener la discussion sur un terrain plus littéraire.
« Alors, vous ne croyez pas que Barrès a créé une forme romanesque du roman politique, que Aragon, par exemple, a exploitée, utilisée ?
… - Mais je suis gêné en lisant Aragon… Ainsi Blanche… Il cherche à faire « nouveau roman », comme les jeunes… alors que l’Aragon des débuts était très aigu. Ainsi Le Libertinage (un livre très barrésien entre parenthèses)… Mais non, Les Voyageurs de l’impériale, c’est du journalisme sentimental… ce n’est pas de la qualité intellectuelle de Barrès, ni du premier Aragon. Je mets à part La Semaine sainte… C’est un tableau. C’est de la peinture.
- Une chose me frappe, plus je lis Barrès et Proust : c’est combien Proust doit à Barrès. Le Culte du moi et surtout Sous l’œil des barbares, c’est déjà un roman circulaire qui se mange la queue, c’est déjà le même idéalisme subjectif… Bien sûr, il y a des différences : c’est le premier roman de Barrès alors que c’est pour Proust la culmination artistique de sa carrière.
- Je n’avais pas pensé à ça… mais vous savez combien de fois Proust a écrit à Barrès ce qu’il lui doit… Mais il y a des différences… Voyez comme Barrès domine son œuvre toujours – alors que Proust est dominé par elle, se découvre et se crée en l’écrivant, en la créant… Et le style de Barrès est un style très écrit alors que Proust a un style parlé… Barrès est très dessiné : dans Le Culte du moi il apporte ses dessins : c’est du Botticelli. Alors que Proust est diffus… il parle.
- Pourrait-on faire un livre sur Barrès en n’étudiant que les romans ?
- C’est à voir, il faudrait le faire pour le savoir mais il me semble qu’il faudrait tenir compte des essais et des Cahiers pour éclairer les romans…
« Et on ne se représente pas assez que Barrès a été surtout un journaliste : il s’est astreint à l’article quotidien : est-ce que vous vous représentez ce que cela peut-être ? Mauriac écrit un article par semaine. Barrès en écrivait un tous les jours. Et il ne devait pas écrire facilement. Ses rapports avec le langage étaient plutôt du genre de ceux de Flaubert : il songe à la page imprimée, écrite.
- Croyez vous qu’il serait intéressant d’étudier l’évolution d’un certain type romanesque dont l’archétype serait le Philippe du Culte du moi et dont un des représentants serait, par exemple, le Claude Vannec de votre Voie royale ?
- Oui, peut-être, on pourrait essayer, mais il est à craindre que vous perdiez Philippe en cours de route… Et puis il ya la tradition du roman européen : Stendhal et Dostoïevski… Le vrai ancêtre, le vrai modèle, c’est Julien Sorel…
« Mais il ne faut pas me demander ça à moi, car les écrivains ne sont pas les meilleurs juges de leur œuvre et il faut vous méfier de ce que je vous en dis car, inconsciemment, je peux chercher à brouiller les traces…
« Ceci dit… Il me semble que le Barrès qui a le plus compté pour moi, c’est le styliste et… le voyageur. Ses impressions d’Italie et d’Orient m’ont frappé… plus que Chateaubriand. Mon admiration a été d’abord pour le Barrès voyageur.
- Il y a tout un aspect de l’œuvre de Barrès que j’ai du mal à accepter, à apprécier… c’est le Barrès décadent du Jardin de Bérénice et surtout d’Un amateur d’âmes.
- Oui, bien sûr, moi aussi j’éprouve la même répugnance, c’est un style d’époque, c’est l’aspect 1900 de Barrès, le style « bouches de métro ». Il n’empêche que dans le même livre, il y a de très belles pages sur Grenade… - Est-ce que le Barrès voyageur, le goût de Barrès pour l’Orient a influencé votre propre intérêt pour l’Orient ?
- Je ne crois pas, parce que l’Orient de Barrès était pour moi un demi-Orient. Son Orient s’arrêtait à la Perse ; pour moi, c’était là qu’il commençait. L’Islam me paraissait proche, accessible ; ce qui me paraissait différent de l’Occident, c’était la Chine et surtout l’Inde.
« Je connaissais très mal l’Islam mais j’avais été en Tunisie et j’avais l’illusion qu’il était proche. Barrès connaissait lui aussi très mal la littérature islamique. Mais à cette époque-là la littérature coranique était inaccessible alors que, pour l’Inde, les travaux de Burnouf avaient permis une connaissance beaucoup plus directe. »
Les dix dernières minutes de l’entretien se sont passées debout : Malraux a été appelé au téléphone et, comme il a répondu « Oui, j’y vais » ou « je vais y passer », je me suis levé de moi-même. Pourtant il continue à répondre à mes questions et c’est ainsi qu’il me reconduit jusqu’à la grande salle contiguë et m’indique la porte par où l’on sort. Il me souhaite bonne chance et je lui dis en prenant congé le plaisir que j’ai eu à le revoir. Quittant la fraîcheur du Palais-Royal, je retrouve la fournaise de ce 1er juillet à Paris que j’avais oubliée.
frédéric grover,
Nouvelle Revue Française, n° 295 - juillet 1977.
 

[1]. Sur l'Orient de Malraux, nous renvoyons nos lecteurs à l'excellent essai de Jean-Claude Perrier, André Malraux et la Reine de Saba (Le Cerf, août 2016), que nous commenterons prochainement.
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