Les conditions d'une renaissance | | | | IDEES Comprendre le malheur français. Marcel Gauchet. Avec Eric Conan et François Azouvi. Stock. Mars 2016. 378 pages.
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Marcel Gauchet, né en 1946, est philosophe et historien. Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et au Centre de recherches politiques Raymond Aron, il dirige depuis 1980 la revue Le Débat. Il a récemment publié : L'Avènement de la démocratie. (trois volumes, Gallimard, 2007-2010), De quoi l'avenir intellectuel sera-t-il fait ? (Avec Pierre Nora, Gallimard, 2010), Transmettre, apprendre. (Stock, 2014)
Présentation de l'éditeur.
Il y a un malheur français, bien spécifique à ce pays : pourquoi sommes-nous les champions du monde du pessimisme et du mécontentement de nous-mêmes ? Pourquoi vivons-nous notre situation, notre place dans l’Europe et le monde, comme un malheur incomparable ? Marcel Gauchet aborde ce problème d’une façon originale, en procédant d’abord à un vaste examen historique, qui le conduit aux XVIIe-XVIIIe siècles, jusqu’à la période immédiatement contemporaine. Au passage, l’auteur analyse en profondeur le règne de De Gaulle et celui de Mitterrand, l’un et l’autre matriciels pour comprendre notre présent. Puis Marcel Gauchet s’attaque aux ressorts de la société française d’aujourd’hui, dont il dissèque les maux : pourquoi la mondialisation et l’insertion dans l’ensemble européen sont-ils ressentis en France avec une particulière inquiétude ? Pourquoi le divorce entre les élites et le peuple prend-il chez nous ce tour dramatique ? Quelle responsabilité incombe aux dirigeants dans la montée de ce qu’on appelle, sans y réfléchir, « populisme » ? Quel rôle joue, dans le marasme français, le néo-libéralisme auquel Mitterrand a converti la France sans le dire ? Enfin, l’auteur montre que nous sommes aujourd’hui au plein coeur d’une période d’idéologie, d’autant plus pernicieuse qu’elle n’est jamais repérée pour ce qu’elle est, mais toujours confondue avec le cours obligatoire des choses : il s’agit de l’idéologie néo-libérale, qui va de pair avec la dépolitisation de nos sociétés.
L'article de Marc Weitzmann. - Le Magazine littéraire - avril 2016.
Le malaise français. Ce que Marcel Gauchet nomme, « l'ultime tournant théologico-politique de la modernité » s'est joué en cinq ou six ans, sans que nul n'en prenne conscience. Au milieu des années 1970, quelque part entre la crise née du choc pétrolier, le tsunami néolibéral déclenché par Reagan et Thatcher, l'introduction du capitalisme en Chine, l'enlisement soviétique en Afghanistan, la révolution iranienne, et celle des nouvelles technologies, un héritage archimillénaire d'organisation hiérarchique du monde fondée sur la filiation et le religieux a volé en éclats. La fin de la guerre froide reste le marqueur géopolitique de ce séisme planétaire qui se poursuit aujourd'hui, et que nous contribuons tous à créer tout en y assistant passivement. Bobos et terroristes en sont les figures antithétiques, mais gémellaires. C’'est à cela que, dans Comprendre le malheur français, s'attelle Marcel Gauchet avec une ambition qui impressionne.
« L'esprit du 11 janvier », qui a tenu lieu de doctrine pendant deux ou trois mois, écrit-il, s'est évaporé sans que son contenu ait pu être identifié. C'est comme si l'événement n'avait jamais existé. Sa signification est restée opaque. » En un sens, le livre, qui se présente comme une série d'entretiens réalisés avec l'historien François Azouvi et le journaliste Éric Conan, n'est rien d'autre qu'une méditation sur cette opacité - celle de la France d'aujourd'hui. La phrase clé, donnée dans la conclusion, en éclaire à la fois la méthode et le fond : « On ne change une société que sur la base de ce qu'elle est en fonction de ce qu'elle a été. » C'est dire que, si mutation globale il y a, c'est par l'analyse historique du local qu'il convient de l'appréhender. Le « malheur français » du titre n'est pas que la France soit prise dans la globalisation, c'est qu'elle y cherche sa place au moyen d'une tradition dont elle a perdu le fil. Marcel Gauchet s'emploie, tout à la fois, à faire l'archéologie de cette tradition et à raconter comment elle a été perdue.
Le livre sera salué à juste titre comme un événement pour au moins trois raisons : l'intelligence de ses analyses - que l'on admire y compris, d'ailleurs, lorsqu'on ne les partage pas -, leur simplicité, et surtout la liberté de ton totale avec laquelle elles sont énoncées. Marcel Gauchet ne cherche jamais le sarcasme - il n'en a nul besoin. Pousser la logique historique à son terme lui suffit, et c'est implacable. Les formules lapidaires font mouche parce qu'elles ne sont pas des formules, justement, elles sonnent « vrai ». Sur le PS : « C'est la bizarrerie des socialistes français de réussir à être à la fois mous et sectaires. » Sur Hollande : « La présidence Hollande aura été celle de l'agonie du mensonge mitterrandien : le socialisme par d'autres moyens, en l'occurrence l'Europe. À l'arrivée, on a l'Europe sans le socialisme [...] mais, conformément au modèle mitterrandien, la répudiation reste non dite. » Et l'on pourrait multiplier les exemples presque à chaque page. Sur Chirac, sur Sarkozy et sur Mitterrand, sur Giscard, ce sont les quarante dernières années qui sont ainsi passées à l'acide. Mais ce jeu de massacre tranquille sert un propos : l'histoire d'une chute. Celle, essentiellement, de la classe dirigeante, prise, pour une part, depuis la fin du gaullisme, dans un mouvement global qui la dépasse, mais aussi, pour une autre part, dans les filets d'un renoncement morbide et narcissique où l'intérêt privé n'est plus que la seule chose à sauver (et dont, depuis vingt ans, l'accaparement des entreprises privatisées par « une oligarchie d'ex-hauts fonctionnaires », créant ainsi une situation unique au monde, n'est que l'exemple le plus frappant). En retour, le populisme désespéré qui y répond est le fruit d'un peuple « qui reste politisé en profondeur, derrière sa dépolitisation de surface ».
Marcel Gauchet n'en reste pas à ce constat. La partie la plus intéressante du livre, et aussi la plus discutable, est la perspective historique qu'il dessine. Car ce délitement de l'État n'est pas seulement un fait. C'est aussi, depuis quatre siècles, un récit de la France sur elle-même. L'origine remonterait à ce qu'il nomme « le moment Louis XIV », cette « solution absolutiste » qui consista à « faire de l'État l'arbitre supérieur dominant les clivages religieux » et, deux siècles plus tard avec la Révolution, accoucha du modèle français de l'État laïc. « C'est avec Louis XIV que sont posées les bases de l'universalisme français », écrit-il. « C'est un complexe absolument original dont on ne voit pas l'équivalent ailleurs. Ce moment louis-quatorzien marque l'« advenue » de la France au sommet. Et aussi le début de la descente. » Si l'on suit l'auteur, ce moment reste gravé dans les mémoires comme un « trait identitaire français » - un idéal de l'homme accompli mis en scène à la cour du Roi-Soleil (homme de culture sachant converser et se conduire avec les femmes) et à jamais perdu. L'histoire que la France se raconte à elle-même depuis serait celle d'une décadence ponctuée de sursauts pour y échapper. Le dernier de ces sursauts serait incarné par De Gaulle.
Il y a deux façons de lire cette thèse. La première, politique, semble ranger Marcel Gauchet quelque part entre les « décroissants » et les conservateurs nostalgiques d'un gaullisme social (dont Chevènement serait aujourd'hui l'impasse incarnée). Elle est sans grand intérêt. La seconde, plus anthropologique, en revanche porte loin. Elle permet d'identifier la manière dont, depuis bientôt quatre siècles, la France s'envisage. Elle pose les conditions nécessaires pour changer. La question centrale aujourd'hui est de savoir comment maintenir l'ambition universaliste de ce pays tout en faisant le deuil de l'absolutisme qui fut sa démesure. Les intellectuels n'y sont pas moins confrontés que les autres. Leur drame c'est leur intelligence. Pour eux, la bêtise est négligeable, voire humiliante. Malheureusement, ainsi que l'écrit Marcel Gauchet, c'est « l'insigne faiblesse intellectuelle du néolibéralisme » qui fait toute sa force. Le concept d'histoire était une invention de philosophe. Le néolibéralisme n'a ni « besoin de se définir contre un passé parce que ce passé est révolu », ni besoin de « définir un futur parce que ce futur est déjà advenu dans ses bases ». Ce vide mental, cette négation du temps sont ce qu'il a de commun avec la terreur. Face à cette évidence du présent, l'indignation absolutiste des intellectuels - qui est aussi une nostalgie de leur statut - ne peut rien. Il faut inventer du nouveau. C'est la force du livre de Marcel Gauchet que de l'avoir compris.
Autre article recommandé : Bertrand Renouvin, « Le malheur français » - Royaliste - 20 mai 2016.